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peut-être ici un nouveau tigre. — Il n’était que dix heures, beaucoup trop tôt pour que je voulusse aller m’assurer du fait : je renvoyai donc les Malais en leur recommandant de venir me rejoindre à cinq heures du soir, en nombre et au lieu où j’étais. Vous allez me dire que j’aurais pu mettre le feu aux broussailles et forcer l’animal qui pouvait s’y trouver à sortir ou à rôtir ; mais j’aurais perdu mon trophée de la veille, et avec lui 50 piastres. Vous saurez, poursuivit M. d’Harnancourt en s’adressant directement à moi, que le gouvernement anglais de la colonie me donne cette somme par chaque tête de tigre que je lui présente. Ce n’est pas trop, n’est-ce pas, pour risquer ainsi sa vie ? Hélas ! je n’ai pas d’autres cordes à mon arc, et pourtant, si je parviens à tirer chaque année vingt fauves de cette espèce, je vivrai fort à mon aise avec les 1,000 piastres ou 5,000 francs que ma chasse produira. Les riches résidens ont en outre la coutume de me faire une prime supplémentaire lorsque, comme aujourd’hui, je rentre à Singapour avec plusieurs tigres, et je me recommande à vous, monsieur Smith, pour rappeler cet usage à vos amis. — J’en ferai la proposition aussitôt notre rentrée, répondit mon hôte, et vous pouvez, dès ce moment, la considérer comme acceptée.

— Quand mes hommes furent partis, reprit le conteur, je quittai mes vêtemens de ville, et, les déposant en paquet à l’entrée du repaire, j’endossai mon déguisement de bête ; je ramenai aussi mes cheveux sur le visage, et, blotti à deux cents pas de là, dans un bois de bananiers dont j’avais détaché les plus larges feuilles pour me couvrir, je résolus d’attendre ainsi l’heure de midi. Vous me croirez, vous, monsieur Smith, qui savez combien est invincible l’étreinte du sommeil dès qu’on s’abandonne en ces lieux à l’inaction : accablé par la chaleur, chaleur atrocement augmentée par le costume dont j’étais affublé, je m’endormis bientôt profondément. Je serais peut-être resté dans cette torpeur jusqu’à nuit close, si des fourmis, pénétrant dans mes oreilles, ne m’eussent réveillé. Il est bien heureux pour moi qu’en reprenant mes sens j’aie eu tout de suite conscience de la situation critique où j’étais, et que mon premier coup d’œil soit tombé dans la direction du jungle !… J’y vis un tigre de belle prestance accroupi devant mes hardes, attendant sans doute que mon paletot, mon gilet et mon chapeau prissent corps pour être déchirés à belles dents. Que faire ? Je pris le parti de me lever le plus doucement qu’il me serait possible, tout en me débarrassant sans bruit des larges feuilles de bananier qui me recouvraient ; mais je ne pus réussir entièrement. Au dernier mouvement que je fis, le tigre se redressa, et, si une minute après m’être mis sur mes pieds je n’étais pas renversé et broyé, c’est que, surpris de mon