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revolver du plus gros calibre, attaché à une lanière de cuir, pendait à la manière arabe sur un des côtés de la selle. A dix pas en arrière de ce personnage venaient plusieurs Malais presque nus, guidant un buffle attelé à un char à roues pleines sur lequel gisaient sans vie trois magnifiques tigres. — Hallo ! monsieur d’Harnancourt, cria mon ami en français au chasseur ; voilà une superbe chasse. Quelles bêtes ! quelles griffes ! Où avez-vous tué cela ? Venez nous le dire en prenant une tasse de thé avec nous. — J’accepte, répondit le cavalier, et avec d’autant plus de plaisir que depuis six jours je me nourris de riz à l’eau, d’iguanes et de perroquets coriaces… J’y mets pourtant une condition, c’est qu’au lieu de thé vous me donnerez une bouteille d’eau-de-vie et une tranche de roastbeef. — John Smith me présenta aussitôt à M. d’Harnancourt, lequel me parut très fier d’avoir un compatriote pour auditeur. — Monsieur, me dit-il dès qu’il fut attablé, j’ai hâte de vous apprendre comment j’ai fait une si belle journée, et de vous dire qu’hier j’abattais mon quarantième tigre. Si, plus heureux que moi, vous avez un jour la joie de revoir la France, n’oubliez pas de dire ce chiffre aux chasseurs de lions de l’Algérie, et ajoutez que je les convie à venir ici faire assaut d’adresse. Partout autour de moi, au Bengale comme sur la presqu’île malaise, on chasse ce fauve avec grand appareil ; il faut à mes confrères en saint Hubert des éléphans, des chevaux, cent Malais ou Indiens, l’incendie des jungles, de grands cris, des gongs, que sais-je encore ? Je chasse plus simplement, et avec un succès non interrompu, comme vous avez pu vous en convaincre par vos yeux. Toutefois, avant de commencer mon récit, un verre d’eau-de-vie à la prospérité de notre chère patrie !…

— J’étais à Singapour il y a huit jours, reprit notre invité, lorsque le rajah d’un village de l’intérieur, à cinq lieues d’ici, me fit prévenir par un de ses Malais qu’un tigre s’était établi depuis quelques semaines tout près de son habitation ; sa reconnaissance serait grande, disait-on, si je réussissais à le délivrer du mangeur ordinaire de ses laboureurs, pauvres coulies chinois qu’il recrute vidés de cervelle et d’argent dans les fumoirs d’opium de Singapour, et auxquels il cache soigneusement les éventualités de la mort affreuse qui peut les surprendre. Si les carnassiers de cet archipel ont une préférence marquée pour la chair du Chinois, c’est que ce dernier a l’habitude de travailler la terre presque nu, et qu’il découvre ainsi au soleil une peau blanche, satinée, plus appétissante à l’œil que la peau bronzée et huileuse du Malais. Je me mis aussitôt en route, armé, comme d’habitude, d’un fusil de chasse, système Lefaucheux, et d’un revolver américain à six coups. A peine arrivé à l’habitation du rajah, et guidé par ses gens, je pris une minutieuse