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une prostration insurmontable. Ce fut en vain que, pour nous tenir en éveil, les gongs résonnèrent avec fureur, que la panca agita sur nos fronts fiévreux ses franges soyeuses, la faiblesse devint générale : nous subissions l’influence énervante d’un orage qui se formait sur nos têtes, et dont nous entendions déjà les grondemens sourds. Il fallut nous hâter de regagner notre logis pour ne pas nous trouver sous les grands arbres quand éclaterait l’ouragan. Rendu à l’habitation, je voulus m’endormir sous mon moustiquaire bien clos ; je dus y renoncer, car l’orage nous avait suivis et se déchaînait sur le splendide cottage avec une violence extrême. Je croyais avoir entendu à Manille, à l’époque des typhons, les plus beaux coups de tonnerre qu’il soit possible d’imaginer ; mais ceux de Singapour les dépassent de beaucoup. Il y eut un moment où, me voyant entouré d’électricité et de phosphorescence, sentant la terre trembler sous mes pieds, je crus à un désastre. Je me précipitai vers la chambre de Smith ; mais quelle ne fut pas ma surprise lorsque je le vis profondément endormi, couché sur un canapé du salon ! Je n’eus garde de le réveiller ; mais le lendemain matin je ne pus m’empêcher de lui faire part de la frayeur que j’avais éprouvée. — Je suis habitué à ce vacarme, me dit-il, car à cette époque de l’année, en juillet, tous les soirs la foudre éclate sur ma tête. Vous n’avez pas remarqué que mon habitation est construite sur une roche ferrugineuse, laquelle donnerait, si je la faisais exploiter, 80 pour 100 en fonte. Afin d’éviter tout accident, j’ai dû établir deux paratonnerres, et sous cette égide je dors paisiblement, comme vous l’avez vu. En attendant l’heure du thé, allons voir dans quel état se trouve la forêt, et les dégâts qui ont été faits aux routes par la tempête. — Le sentier que j’avais parcouru la veille était profondément sillonné par les eaux furieuses et obstrué par des débris de branches brisées. C’était grande pitié de voir, par une matinée d’une pureté et d’un éclat admirables, cette végétation tropicale ainsi bouleversée et laissant tomber sur nous, comme des pleurs, la pluie dont elle était encore imprégnée. — Dans quinze jours au plus, me dit Smith, tout cela sera réparé. Sous ce soleil de feu et dans cette atmosphère humide, la végétation acquiert une vigueur extrême, et il est même indispensable qu’elle soit tous les ans émondée par d’impétueux ouragans.

A peine avait-il dit ces mots, que nous entendîmes au-dessous de nous dans la vallée un bruit confus de pas, de voix et de roues pesantes. — Allons voir qui cela peut être, me dit mon hôte, ce bruit est tout à fait insolite. — Nous descendîmes rapidement la colline, et nous nous trouvâmes en présence d’un Européen à cheval ; sur ses épaules, un fusil à deux coups était jeté en bandoulière, et un