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fit un second appel nominal, il ne resta que dix-sept voix en faveur de l’accusation du colonel Fabvier.

« Il m’est arrivé, comme ministre, d’obtenir plus de succès apparent ; mais pour moi et au fond de l’âme ce fut ma meilleure journée. On peut voir dans le second volume des Souvenirs et correspondances de Mme de Récamier l’effet produit sur M. de Montmorency, à coup sûr le plus décidé et le plus entêté de nos adversaires. Le colonel Fabvier fut mis en liberté le soir même.

« Dès lors plus d’inquiétude, plus de difficulté réelle, plus d’incidens périlleux ; la mise en accusation une fois réglée, les débats se trouvèrent enfermés, par cela même, dans des limites fixes ; il devint aisé d’obtenir du chancelier Dambray, bon homme de nature, indulgent par caractère, qu’il traitât les accusés avec ménagement, ne leur tendît aucun piège, leur épargnât les menaces et les questions captieuses. De même à l’égard des témoins. Si quelque jurisconsulte anglais nous a fait l’honneur d’assister à l’une de nos audiences, tout en y trouvant encore beaucoup à reprendre, il a dû remarquer quelque progrès dans la bonne voie. Je puis me vanter d’y avoir été pour quelque chose. J’avais acquis de l’autorité sur tous mes collègues, quelle que fût leur opinion, et je ne m’y épargnai pas durant tout le cours du procès. Me sera-t-il permis d’ajouter (valeat quantum) que le jour même de la naissance de mon fils aîné je n’appris cet heureux événement qu’à la chambre des pairs et sur mon banc. J’attache du prix à de tels souvenirs ; c’est à peu près tout ce qui me reste de quarante années consacrées au service de notre pays. »

Je rapporte ici, sans en rien retrancher, cet incident judiciaire, d’abord parce qu’évidemment le duc de Broglie lui-même y a mis beaucoup d’importance, et aussi parce que c’est un noble et touchant spectacle que ce fidèle dévoûment aux affections privées en même temps qu’aux devoirs publics. M. de Broglie avait raison de persister à aimer et à honorer M. d’Argenson et M. de La Fayette, quoiqu’il pensât et agît tout autrement qu’eux, et il eut raison de les servir et de les sauver dans ce procès, quoiqu’il trouvât que la passion les avait grandement égarés. De tels problèmes moraux se rencontrent souvent dans la vie politique ; il est beau de savoir les accepter franchement et les résoudre hardiment en s’appliquant à concilier les devoirs divers, quelque difficile et pénible qu’en soit quelquefois la solution.

À cette occasion, je dirai un mot d’un dissentiment entre le duc de Broglie et moi que je trouve exprimé dans ses Notes biographiques. En parlant de ce qui se passa de 1822 à 1827 et du ministère de M. de Villèle à cette époque, il dit : « J’entre dans quelques