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positivement. Une crise ministérielle éclata, qui, à travers beaucoup d’hésitations loyales des deux fractions du cabinet et après un mois de lutte, amena la chute du duc de Richelieu et la formation du cabinet nouveau constitué le 29 décembre 1818, avec M. Decazes pour chef sinon officiel, du moins prépondérant, à la bruyante satisfaction des libéraux et du public engagé à leur suite.

« Je regarde notre conduite, pensait et écrivait cinquante ans après le duc de Broglie (et par nous j’entends ici le parti libéral dans ce qu’il a eu de plus honnête et de plus sensé), je regarde, dis-je, notre conduite en ce qui touche le maintien de la loi des élections de 1817, et par suite le renversement du ministère Richelieu, comme une faute capitale. Tous en effet nous acceptions la restauration ou par principe, ou par penchant, ou par raison. Il fallait dès lors traiter avec elle sans humeur, sans dédain, sans impatience, tenir compte de ses côtés faibles, louvoyer pour ainsi dire entre ses écueils. Il ne fallait ni s’étonner ni se plaindre de rencontrer dans la maison régnante très peu d’inclination pour le régime constitutionnel ; mais c’était une vraie bonne fortune que le roi Louis XVIII se crût pour tout de bon l’auteur de la charte et qu’il y mît un amour-propre d’auteur. Il ne fallait ni s’étonner ni se plaindre de trouver l’émigration, — l’émigration du dedans comme celle du dehors, et Dieu sait que cette dernière n’était pas la pire, — de la trouver, dis-je, pétrie de préjugés, demandant tout, réglant tout, brouillant tout ; mais c’était une vraie bonne fortune d’avoir à la tête du gouvernement un émigré, un émigré de la vieille roche, sorti en 1789, rentré en 1814, un émigré homme de bien, de cœur et de raison, un émigré patriote à l’étranger, indépendant à la cour, méprisant la popularité de caste comme celle de faction, d’un désintéressement à toute épreuve, d’une fidélité à l’abri de tout soupçon, — bon administrateur autant qu’on le peut devenir en pays barbare, modeste sur ce qu’il ignorait, mais tenant bon en toutes choses pour le bon droit et le bon sens. Pour une restauration, peuple et roi, gouvernans et gouvernés, c’était la perle de grand prix.

« Il ne fallait enfin ni s’étonner ni se plaindre qu’après dix ans de régime révolutionnaire et quatorze ans de régime absolu, il ne se rencontrât en France que bien peu d’hommes ayant au cœur l’amour de la liberté et dans l’esprit l’intelligence de ses conditions essentielles ; mais c’était une vraie bonne fortune d’avoir au ministère des hommes appartenant à la France nouvelle et menacés dans leur existence politique par les ressuscités de l’ancienne France, des hommes rompus aux affaires et exercés à tous les détails de l’administration civile ou militaire sous l’œil et la main d’un despote habile et vigilant, des hommes obligés bon gré mal gré de