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des difficultés que pouvait rencontrer la pratique inusitée de ce nouveau régime politique ; mais au sein de cette majorité modérée dans ses idées et ses désirs un petit groupe d’hommes plus prévoyans ou plus exigeans se préoccupaient vivement de l’exécution effective de la charte, du mouvement qu’imprimerait aux esprits le développement des institutions qu’elle consacrait, et de la nécessité, pour le gouvernement lui-même comme pour le pays, de résoudre d’avance les principales questions qui ne manqueraient pas de s’élever, au lieu d’attendre que l’opposition en réclamât la solution comme une promesse impérieuse qu’il n’était pas permis d’ajourner. On les appela les doctrinaires.

Était-ce là leur vrai nom ? devait-on voir en eux des théoriciens, des philosophes rationnellement attachés à certaines doctrines et impatiens d’en réaliser les conséquences ? ou bien étaient-ils des politiques plus prévoyans que le pays dont ils avaient à cœur la cause, et empressés à construire les parties essentielles de cet édifice d’un gouvernement libre dont ils voyaient les fondemens mêmes ébranlés par des ennemis divers qui l’attaquaient avec les armes de la liberté ? C’était là la question qui s’élevait, il y a cinquante ans passés, au sujet des doctrinaires, et que l’histoire a encore à résoudre pour les apprécier selon la vérité.

Leurs adversaires de toute sorte, ministériels ou opposans, partisans soit de l’ancien régime, soit de la révolution, s’appliquaient à leur imprimer le premier des deux caractères que je viens d’indiquer ; on les représentait comme de purs théoriciens, sans esprit pratique et sans mesure. Je ne m’en étonne pas : M. Royer-Collard était un philosophe, M. de Serre un magistrat, M. de Barante un lettré, M. Camille Jordan un charmant homme d’esprit, un peu sentimental et provincial ; j’étais un jeune professeur. En matière de politique pratique et de gouvernement, les principaux du groupe doctrinaire, membres des chambres ou simples citoyens, avaient contre eux les apparences ; ils ne possédaient qu’une autorité intellectuelle, ils ne parlaient qu’au nom de leurs idées sur les événemens auxquels ils assistaient et sur les actes qu’ils conseillaient ou déconseillaient.

Ils avaient, à la vérité, un argument puissant et noble à faire valoir en faveur de leurs idées. C’est ce qui distingue le genre humain que son histoire n’est pas une série de vies purement individuelles, toujours semblables et monotones ; ses destinées sont complexes et successives, et elles se développent dans des sociétés à longue durée, non dans des individus sans passé et sans avenir. Les événemens qui agitent ces sociétés ont des causes souvent lointaines, et ces causes sont souvent des idées nouvelles, des changemens bons