Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 95.djvu/279

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

anciens adversaires pour des faits antérieurs à son rétablissement. Frapper en pareil cas, ce n’est plus se défendre, c’est se venger, et choisir ses victimes en raison, non du crime même, mais de telle ou telle circonstance, c’est faire pis que décimer ; au moins le sort, étant aveugle, est impartial.

« Le jour du vote venu, le chancelier Dambray posa d’abord la question de fait. — Le maréchal Ney a-t-il lu aux troupes, à Lons-le-Saulnier, la proclamation ci-jointe ? — A cela, force était bien de répondre oui, puisque le maréchal en convenait. Puis le chancelier posa la question de droit : — ce faisant, le maréchal a-t-il commis le crime de haute trahison ?

« La question n’était embarrassante que pour moi. Lanjuinais s’en tira en disant oui, et en ajoutant que le crime était couvert à ses yeux par la capitulation de Paris. Porcher s’en tira en disant oui et en réservant son appel à la générosité de la chambre pour le vote sur la peine qui devait naturellement succéder au vote sur la culpabilité. Moi, j’étais au pied du mur ; je n’avais à mon service ni réponse évasive, ni réponse dilatoire ; durant tout le cours de l’appel nominal, qui fut long, car je venais des derniers, j’étais perplexe et intimidé ; on l’eût été à moins. C’était la première fois que je prenais la parole, et j’allais casser les vitres. Le moment venu, je me levai, et, pour ne pas tenter de faiblir en me perdant dans mes raisonnemens, je répondis sur-le-champ non à la question. Ce non, répété de bouche en bouche, devint l’objet d’un chuchotement général qui me permit de donner mes raisons sans être interrompu, n’étant guère écouté.

« — Point de crime, dis-je (si ce ne sont mes paroles expresses, c’en est le sens), point de crime sans une intention criminelle, point de trahison sans préméditation, on ne trahit pas de premier mouvement. Je ne vois, dans les faits très justement reprochés au maréchal Ney, ni préméditation, ni dessein de trahir. Il est parti très sincèrement résolu de rester fidèle ; il a persisté jusqu’au dernier moment. Au dernier moment, il a cédé à l’entraînement qui lui paraissait général, et qui ne l’était que trop en effet. C’est une faiblesse que l’histoire qualifiera sévèrement, mais qui ne tombe point, dans le cas présent, sous les définitions de la loi. Il est d’ailleurs des événemens qui, par leur nature et leur portée, dépassent la justice humaine, tout en restant très coupables devant Dieu et devant les hommes.

« Je dois ce témoignage à la chambre des pairs, que la témérité, je dirai presque, vu le temps et les circonstances, le scandale de mon premier vote n’excita ni exclamations, ni murmures, et qu’à l’issue de la séance personne ne s’éloigna de moi et ne me fit plus