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de Rovigo ne se fâcha point, prit les excuses en bonne part ; mais il maintint son dire qu’il lui fallait quatre ou cinq d’entre nous, et il nous invita à faire nous-mêmes le choix en nous donnant à entendre que, si nous tardions trop, nous aurions lieu d’en être les mauvais marchands.

« J’étais parfaitement résolu à tout risquer, même la cellule de M. Desol de Glizolle, plutôt que de subir un pareil opprobre ; mais afin d’éviter, s’il était possible, l’un et l’autre, j’écrivis à M. de Bassano ; je lui racontai l’aventure, et lui demandai de me placer où il voudrait, comme il voudrait, pourvu qu’il me tirât de ce guêpier. Je reçus, courrier par courrier, ma nomination d’auditeur attaché à l’ambassade de Varsovie.

« C’était changer de carrière ; c’était entrer dans la carrière diplomatique par le dernier des grades. Je n’hésitai pas. Peu m’importait d’ailleurs ; mon parti était pris de quitter le service impérial. Je m’étais assuré que, pour y réussir, il ne suffisait pas de l’activité, ni du zèle, ni de l’intelligence. Depuis mon séjour en Espagne, ce service me faisait horreur, et je ne cherchais, pour en sortir, qu’une porte qui ne fût pas celle du donjon de Vincennes. »

Le duc de Bassano ne rendit pas seulement ce jour-là un vrai service au jeune auditeur en le délivrant du duc de Rovigo ; il lui donna, en l’attachant à l’ambassade de Varsovie, l’occasion d’assister de près à l’une des plus grandes scènes de l’histoire des grands hommes, à la chute européenne de l’empereur Napoléon, et aux illusions obstinées qui l’y précipitèrent, comme aux vains artifices diplomatiques qu’il employa pour y échapper. Le duc de Broglie passa cette terrible époque, la fin de l’année 1812 et l’année 1813, à Varsovie et à Vienne, les deux théâtres des événemens. « J’appris en arrivant à Varsovie[1], dit-il, l’incendie de Moscou. On ne peut bien juger, à la distance des temps et des lieux, et l’histoire ne rendra jamais l’impression que cet épouvantable événement produisit sur tous les esprits ; à dater de ce moment, l’avenir nous parut à tous chargé d’un sombre nuage qui ne cessa d’aller en grossissant de jour en jour. » Il trouva pour ambassadeur à Varsovie l’abbé de Pradt, « très bon homme au fond, très régulier dans ses mœurs malgré quelques gros mots qui lui échappaient dans la conversation familière, mais n’ayant ni la gravité d’un prélat, ni la tenue d’un ambassadeur. Petit prestolet auvergnat, envoyé à l’assemblée constituante par une démocratie de curés, engagé dans le côté droit par vanité et par esprit de corps, ayant vécu, dans l’émigration, de pamphlets et d’écrits de circonstance,

  1. Le 16 septembre 1812.