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commerciales, tant de rapports continuels, — si différente de la nation française, et même de la nation belge, sa compagne dans les plus cruels et les plus pénibles momens de son existence ! Nation sérieuse et sensée, économe et persévérante, qui a payé la liberté civile et religieuse de tout le prix que les hommes y peuvent mettre, de quatre-vingts ans de ruine, de combats, d’échafauds, de bûchers, et qui, sachant en conserver les mœurs, les goûts simples, l’énergie tranquille et insurmontable sous la domination française, sachant en faire emploi sous la monarchie comme sous la république, et passer de l’une à l’autre avec une sorte d’indifférence magnanime, n’a jamais ou du moins presque jamais compromis la liberté par la turbulence et l’ordre par la servitude ! »

Tel fut l’emploi très varié et très libre que fit le duc de Broglie des années naturellement vouées à l’éducation de sa jeunesse. L’éducation est la préface puissante, mais elle n’est que la préface de la vie ; ce n’est pas pour demeurer oisif dans la société où il est né que le jeune homme s’instruit et devient homme ; plus sa situation est élevée et son esprit richement cultivé, plus il est tenu de se préoccuper des affaires de sa patrie, et de prendre place parmi ses bons serviteurs. En 1806, le régime impérial avait déjà commis bien des actes déplorables, bien des fautes graves, et fait concevoir, au dedans comme au dehors, bien de tristes pressentimens. C’était pourtant un gouvernement sérieux et glorieux, soutenu par l’assentiment national, et qui ne devait être ni légèrement attaqué, ni dédaigneusement délaissé par les honnêtes gens et les bons citoyens. Voué et dévoué par ses convictions, comme par son origine, aux principes de la liberté politique et à l’estime des seuls gouvernemens libres, le jeune duc de Broglie avait peu de goût pour le régime impérial, mais nulle objection à entrer alors dans les fonctions publiques. « Je désirais l’administration, dit-il lui-même, la grande carrière de cette époque après la carrière militaire. La demande en avait été faite à l’empereur par mon oncle, alors évêque d’Acqui et aumônier impérial[1] ; pour le dire en passant, ce n’était pas une médiocre preuve de l’esprit dont en France on était alors animé que la facilité avec laquelle mon oncle avait accepté cette place sans aucun blâme de sa famille, qui rentrait, comme lui, d’émigration, et cela deux ans à peine après le meurtre du duc d’Enghien. En 1806, mon oncle renouvela sa démarche ; je fis avec lui quelques visites, je fus présenté à M. de Bassano et à l’archichancelier Carabacérès. On me promit que je serais porté sur la prochaine liste d’auditeurs au conseil d’état, mais l’exécution de

  1. Maurice-Jean-Madeleine de Broglie, frère du dernier maréchal, évêque d’abord d’Acqui en Piémont et plus tard de Gand.