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qui éclate dans cette peinture d’un noble rêveur socialiste, et touché de l’émotion affectueuse qui anime le peintre. Les Notes biographiques où je puise ces citations ont partout ce même caractère d’un jugement sain et indépendant, éclairé par l’expérience de la vie et uni au fidèle maintien des inspirations généreuses et libérales de la jeunesse. Le duc de Broglie avait quatorze ans lorsque le 18 brumaire éclata, et il parle de ce coup d’état avec une équité reconnaissante. « Ceux qui n’ont pas vécu à cette époque, dit-il, ne sauraient se faire une idée du profond découragement où la France était tombée dans l’intervalle qui s’écoula entre le 18 fructidor et le 18 brumaire[1] ; en rentrant à pleines voiles sous le régime de la terreur, elle y rentrait sans consolation et sans espérance ; la gloire de ses armes était flétrie, ses conquêtes perdues, son territoire menacé ; le régime de la terreur ne lui apparaissait plus comme une crise effroyable, mais passagère ; la réaction avait échoué ; tous les efforts des honnêtes gens pour user régulièrement de leurs droits avaient été écrasés par la violence ; on n’avait devant soi que le retour d’une anarchie sanglante dont il était impossible de prévoir ni la durée, ni le terme, ni le remède. Le remède, ce fut le 18 brumaire ; mais le 18 brumaire n’y suffisait pas ; ce n’était pas de coups d’état qu’on avait manqué depuis dix ans, c’était de ce qui rend les coups d’état excusables, le génie, la sagesse, la vigueur qui les fait tourner au profit de la société… Le 18 brumaire fut une délivrance, et les quatre années qui le suivirent furent une série de triomphes, au dehors sur les ennemis, au dedans sur les principes de désordre et sur l’anarchie. Ces quatre années sont, avec les dix années du règne d’Henri IV, la meilleure, la plus noble partie de l’histoire de France. »

Jamais certes coup d’état n’a été plus équitablement apprécié dans ses inévitables causes et ses salutaires effets ; mais le patriote qui, plus de soixante ans après, lui rendait tant de justice, n’avait pas oublié non plus l’autre face des événemens, ni abdiqué les autres aspirations de son âme. « J’étais bien jeune en 1800, dit-il ; élevé dans les principes de mon père et de mon beau-père, j’inclinais fort, à part moi, du côté de ceux qui redoutaient le progrès de la dictature plus qu’ils n’en appréciaient les bienfaits ; ce qui me choquait le plus, c’était toute apparence de retour à l’ancien régime, et l’établissement de la légion d’honneur en particulier m’inspirait une aversion très-peu raisonnable, j’en conviens… En revanche, je prenais singulièrement part au succès de nos armes ; nos revers durant la campagne de l’an VII m’avaient causé un profond chagrin, ce fut ma première préoccupation patriotique ; les victoires de

  1. Du 4 septembre 1797 au 9 novembre 1799.