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de la guerre sous Louis XV ; il avait été pour Mme de Broglie et ses enfans, pendant leurs infortunes, un tendre et efficace protecteur : « Il devint pour nous, dit le duc de Broglie, un second père. » M. de La Fayette, le prince Victor de Broglie et M. d’Argenson, les souvenirs du premier, les exemples du second et la tutelle du troisième, ce fut sous cette triple influence que se développa la jeunesse du duc de Broglie : développement libre et original, où se forma un homme très différent de ses premiers patrons politiques, dont il lui resta pourtant toujours des traces et des impressions qu’il se plaisait à rappeler. Je trouve dans ses Notes biographiques un portrait de M. d’Argenson que je n’hésite pas à citer, tant il caractérise bien et le modèle et le peintre. « Je puis parler librement de M. d’Argenson, dit-il ; je lui dois tout. Jamais la diversité de nos principes en philosophie religieuse et de nos sentimens en philosophie sociale et politique n’a porté la moindre atteinte à la tendre affection qu’il avait pour moi, moins encore, s’il se peut, à la tendre reconnaissance que je lui ai toujours témoignée. Il y avait en lui deux hommes bien distincts, un rêveur sincère et désintéressé et un homme d’affaires, au besoin même un homme d’état du premier ordre. Entré dans le monde au plus fort de l’effervescence des idées de 1789, il les avait poussées de bonne heure fort au-delà de leur portée légitime. Il était socialiste de cœur et de conviction. Il croyait et professait, dès qu’il avait quelque chance d’être compris, que, la répartition des biens de ce monde étant l’œuvre de la violence et de la fraude, il y avait lieu à la régulariser par une transaction équitable. Il croyait que ce serait, le cas échéant, un devoir pour l’homme de bien de se dévouer à la poursuite d’une telle entreprise, et toutes les fois qu’une crise politique s’annonçait ou se consommait, il était cet homme de bien ; il était prêt à risquer pour sa cause (c’était bien la sienne, car lui seul y était de bonne foi et sans retour personnel) sa fortune et sa vie. Hors de là et dans le cours régulier des choses, M. d’Argenson était un homme d’une sagacité rare, d’un esprit droit et ferme, d’un cœur élevé, laborieux, appliqué, rigoureux dans l’exercice de ses droits, très clairvoyant sur les hommes, qu’il estimait en masse au-delà de toute mesure et qu’il méprisait individuellement plus que de raison ; — d’une délicatesse à toute épreuve, résolu, intrépide dans les relations de famille et de société, — réservé, silencieux, un peu morose, mais plein de grâce et de charme pour ceux qu’il estimait et en qui il plaçait sa confiance. »

Je n’ai pas assez connu M. d’Argenson pour apprécier exactement la justesse de tous les traits de ce portrait, et en tout cas je crois que M. d’Argenson n’eût jamais été « au besoin un homme d’état du premier ordre ; » mais je suis frappé de la ferme sagacité