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mouton, on ne s’entendait plus, ce qui ne déplaisait point aux brigands et faisait hocher la tête aux philosophes. Serait-ce trop s’avancer que de soutenir que dans la majorité de l’assemblée il y a des hommes qui sont de leur siècle et d’autres qui n’en sont pas, que les uns ont des doctrines, que les autres ont des dogmes ? Et s’imagine-t-on que les dogmes puissent faire toujours bon ménage avec les doctrines ? Dès qu’on en vient au point de la question, ils leur rompent nettement en visière, rien n’étant plus entêté qu’un dogme, surtout quand il se complique de prétentions ; lui demander des complaisances, c’est lui demander son déshonneur. Légitimistes et orléanistes, que tous les membres de la majorité mettent en commun leurs lumières et leur patriotisme pour faire ensemble des lois utiles, le pays s’applaudira de leur concorde ; mais qu’ils ne se flattent pas de pouvoir édifier au premier jour un gouvernement de leur choix qui ait quelque chance de durée. Une telle entreprise serait la fin de leur entente. Il est vrai qu’impuissans à fonder, il dépend d’eux en revanche de rendre tout gouvernement impossible. Dieu les garde d’une telle fantaisie ! C’est un triste usage à faire de sa puissance que de s’en servir pour tout empêcher ; de tous les plaisirs, c’est le plus dangereux, et les assemblées qui s’y livrent allument sur leur tête, pour parler le langage de l’Évangile, des charbons ardens.

Assurément ce serait commettre une injustice envers la plupart des membres de la majorité et de la droite que de ne pas reconnaître que leur clairvoyance se rend compte des difficultés et des périls de la situation, et qu’ils se résignent sagement à conserver quelque temps encore un régime provisoire qui contrarie leurs impatiences. Seulement il en est beaucoup parmi eux qui voudraient par des changemens de personnes accommoder ce provisoire à leur goût. Ils consentent à retarder leur entrée dans la terre promise ; s’ils doivent séjourner quelque temps au désert, ils voudraient du moins y cheminer sous la conduite d’un chef qui leur agrée. Par malheur, les Moïses sont rares. Avons-nous la vue trop courte, ou Bâle est-il un coin perdu où les nouvelles et les renseignemens n’arrivent point ? Ce qui est certain, c’est que l’assemblée nous paraît à nous Bâlois compter dans ses rangs beaucoup d’hommes honorables et d’un sérieux mérite, qui en temps ordinaire feraient d’estimables ministres ; mais aujourd’hui les succès d’estime ne suffisent point. Il faut l’éclat, il faut le nom, il faut l’autorité et le prestige qui la relève. Est-il un homme à Versailles qui puisse prétendre à la succession de M. Thiers ? En est-il un seul qui ait en lui l’étoffe d’un gouvernement même provisoire ? En est-il un qui soit de taille à représenter dans l’état des choses la France vis-à-vis d’elle-même et vis-à-vis de l’Europe, à être pris au sérieux tout à la fois par quatre-vingt-six départemens et par M. de Bismarck ? Mieux placé que nous, monsieur, peut-être les voyez-vous distinctement ces hommes possibles