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qu’il avait présenté se joindrait à lui ; je répondis que je buvais de grand cœur à la féconde mère de famille qui, avant son veuvage, avait donné tous les ans un nouveau citoyen à la vieille Angleterre. Un heap hurrah frénétique et trois fois répété accueillit ma réponse. A minuit, on se leva de table ; les têtes étant trop excitées pour songer au repos, nos amis en masse décidèrent qu’ils nous accompagneraient jusqu’au lieu d’embarquement. Par bonheur, la nuit était belle : la lune étincelait, la brise qui venait de la mer rafraîchissait les fronts brûlans, et on arriva sans incident fâcheux en vue de l’Addington ; mais là, au lieu de nous quitter, nos compagnons, heureux de saisir toutes les occasions qui rompent la monotonie de leur garnison, s’écrièrent qu’ils voulaient nous conduire jusque dans nos cabines. Notre arrivée à bord mit tout le monde en émoi. Le bateau, plongé depuis longtemps dans le sommeil et les ténèbres, s’éveilla et s’éclaira de nouveau ; la dunette resta tumultueuse jusqu’au petit jour, c’est-à-dire jusqu’au moment même où le steamer s’ébranla pour mettre le cap sur l’île de Ceylan. Je ne vis pas partir sans quelques regrets ces joyeux amis d’une nuit, et je leur envoyai un adieu d’autant plus cordial qu’ils entonnèrent la Marseillaise en nous quittant : il me semblait que leurs voix, accompagnées par la grande voix de la mer, m’apportaient comme un écho de la patrie absente. Pourquoi donc notre chant national, — qu’ils chantent d’ailleurs bien mal, — est-il tellement aimé des Anglais ? Je l’ignore ; mais toujours hors de France, lorsqu’il y aura un Français au milieu d’un groupe d’Anglais, vous entendrez chanter le grand hymne révolutionnaire.

J’avais demandé aux officiers qui se trouvaient à côté de moi à table à quoi ils pouvaient employer leur temps pendant la durée de leur séjour à Aden. — Nous dormons le jour et nous veillons la nuit, me répondirent-ils. — Quelques instans avant le lever du soleil, nous montons à cheval ; après une promenade au bord de la mer, nous rentrons, nous nous rafraîchissons par un bain en pluie et une douzaine de tasses de thé, puis nous nous étendons sur des nattes jusqu’à six heures du soir, à moins, bien entendu, que nous ne soyons de service. Au coucher du soleil, nous nous réunissons au mess, et la nuit se passe en causeries. L’arrivée de la malle anglaise, qui a lieu quatre fois par mois, est notre principale distraction ; nous trouvons toujours parmi les passagers quelques figures de connaissance. Cette vie monotone dure deux mortelles années, après lesquelles nous retournons en Angleterre ou au Bengale, notre garnison préférée. Hélas ! beaucoup de ceux que vous voyez ici ne reverront jamais ni les blanches falaises de la Grande-Bretagne, ni les belles montagnes azurées de l’Hindoustan ; beaucoup seront