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Nous étions entrés de nuit dans le port de Gibraltar, et quand le matin je me hâtai de sortir de ma cabine pour voir le détroit, le soleil se levait, et ses rayons d’un rouge vif étendaient comme une gaze de pourpre sur la mer et le littoral. Calpée et Abyla, — les colonnes d’Hercule, — encore couvertes de brumes crépusculaires, tranchaient nettement dans l’irradiation croissante ; sur les flots, des vapeurs diaprées comme l’opale se mouvaient confusément, et ce ne fut que vers sept heures, quand le soleil les eut refoulées derrière l’horizon, que je pus voir l’espace étroit où, comme à regret le bel azur de la Méditerranée se mêle aux eaux glauques du grand Océan.

On a quatre heures seulement pour parcourir ce roc bardé de bronze et de fer. Il n’y a rien de gai, dans une promenade matinale, lorsque l’éclat d’un beau ciel vous réjouit, à ne rencontrer à chaque enjambée que gueules de canons et soldats highlanders en faction, c’est-à-dire de grands diables à figures écarlates, aux jambes nues, en jupons écossais, et portant pour coiffure un énorme bonnet à poil surmonté d’une touffe de plumes d’autruche. Heureusement il n’y a pas que des militaires anglais à voir sur cette forteresse ; il y a aussi un pittoresque jardin public où l’on trouve en plein développement des cactus, des aloès, des géraniums arborescens, et dans les interstices des rochers une moisson de fleurs de câprier délicates et suaves. C’était un jour de marché ; il se tient près du port, et je vis là, se coudoyant dans un étrange pêle-mêle, des Juifs, des Marocains, des Arabes, peu d’Anglais, beaucoup d’Andalous, contrebandiers rusés et audacieux. Les fruits en profusion étalés sur le sol étaient superbes ; des fleurs d’oranger montées en grands et beaux bouquets comme ceux que l’on voit à Nice et à Naples me furent offertes à bas prix ; j’en achetai deux sans songer à qui les offrir, et c’est pourtant à ce hasard que je dus de nouer à bord des amitiés inespérées.

Les Anglais ont de bonnes raisons pour garder Gibraltar, mais la meilleure n’est pas d’être les maîtres du détroit ou d’avoir un pied posé sur l’Espagne ; ils sont marchands avant toute chose. C’est par Gibraltar qu’ils couvrent la péninsule de leurs produits de Manchester, Sheffield et Birmingham. Ils écrasent ainsi fatalement chez les Espagnols toute tentative industrielle qui tendrait à s’organiser. Que de fois ces derniers m’ont raconté que, lorsqu’ils appelèrent l’armée anglaise à leur aide, à l’époque de la guerre de l’indépendance, ils virent leurs étranges alliés mettre le feu aux fabriques espagnoles sous le prétexte qu’elles pourraient servir de retranchemens aux Français ! Plus on étudie l’Angleterre chez elle et dans ses colonies, plus on apprécie avec quelle habileté elle sait