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divinise les hommes qui ont donné leur vie pour lui. C’est le contraire de la pensée chrétienne, c’est même le contraire des graves idées que la mort éveille naturellement et des conceptions élevées qu’elle inspire à la philosophie ; mais cela est bien dans le génie grec, qu’attirent d’abord le mouvement et la lumière, ce qui est perceptible aux sens, ce qui convie l’homme à l’action et à la jouissance de ses facultés. La contemplation méditative et triste, il en est assurément capable, et sa philosophie le prouverait au besoin ; mais les mœurs politiques en Grèce, l’esprit de la cité, la religion populaire, y répugnent.

Faut-il maintenant revenir à cette question de la légitimité des genres ? Sans doute on la devrait décider en faveur de l’oraison funèbre chrétienne. Comme celle-ci s’attache plus fortement et avec plus d’indépendance à l’idée de la mort, elle a quelque chose de moins factice, de plus profond et de plus durable. En effet, l’oraison funèbre athénienne n’a eu qu’un temps, elle n’a été qu’un accident dans la vie d’un peuple grec. Elle a disparu avec Hypéride lui-même et avec l’état politique auquel il s’était dévoué ; mais cet accident est étroitement lié à la plus belle période des destinées d’Athènes, il en suit les vicissitudes. Malgré la contrainte originelle de conventions et de flatteries qui lui sont toujours imposées, l’oraison funèbre athénienne change et se renouvelle avec une souplesse toute grecque ; elle va presque jusqu’à se transformer extérieurement dans son dernier effort, qui est un des plus beaux, et elle n’en exprime que mieux le sentiment dont elle est née : le patriotisme. Qu’importe après cela qu’elle n’ait pas contenu en elle-même une part de vérité éternelle assez considérable pour durer davantage, qu’elle ait été par son origine et par son essence condamnée à ne fournir qu’une carrière limitée ? N’est-ce pas le sort commun de tout ce qui vit beaucoup de la vie de ce monde, de tout ce qui revêt fidèlement les formes et appartient aux circonstances du moment ? Cette loi s’impose à l’éloquence politique elle-même, que soutiennent tant de nobles vérités et qui ne meurt que pour renaître. L’œuvre d’Hypéride ressuscite autour d’elle le mouvement d’un peuple, notre maître en civilisation et notre précurseur en politique ; elle nous représente ses fêtes, ses passions, ses faiblesses et quelque chose de ses grandeurs. Écrite en outre dans une langue admirable, elle offre un curieux mélange de formes littéraires très déterminées et des qualités propres d’un grand orateur. Elle est donc vivante, bien que le genre très particulier dont elle relève ait dû périr, et périr pour toujours : c’est l’œuvre d’un Athénien, païen et démocrate, mais éloquent et spirituel.

Jules Girard.