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aura suggérés sa condition, des ressentimens qu’il en aura gardés, des espérances qu’il y aura puisées, c’est-à-dire dans autant de sens erronés. C’était fort justement que les philosophes du dernier siècle prétendaient que les sociétés n’avaient jamais été fondées sur la raison. Si elles avaient dû attendre cette base, elles n’auraient jamais pris naissance; mais elles furent établies pour que toutes ces erreurs fissent bon ménage ensemble, pour qu’une vérité relative naquît de leur pondération et de leur équilibre, et que l’antagonisme forcé de ces sentimens pleins de partialité s’endormît dans un esprit d’amour, s’il était possible, ou sinon de paix contrainte et imposée par la force.

On a fait appel à la raison, et c’est la passion qui a répondu. Il n’en pouvait être autrement, puisque en vertu de sa nature l’homme ne pense que selon ce qu’il sent, et qu’il sent selon la tyrannie du sort et la fatalité de la condition. Les hommes n’ont pu se dépouiller d’eux-mêmes pour remplir l’attente de nos philosophes, et cependant les espérances de la révolution française étaient de telle sorte qu’elles ne pouvaient se réaliser que si la raison seule répondait à l’appel de la raison. La révolution ne voulait pas de l’homme imaginatif, dont elle se défiait comme du créateur de toutes les superstitions, elle voulait encore moins de l’homme des appétits, qu’elle rejetait comme le complice de tous les genres de despotisme; mais voyez la déception, ce sont les deux seuls hommes qui soient accourus, en sorte que l’imagination et l’intérêt se sont chargés comme devant de la besogne d’une société dont l’idéal premier les excluait absolument. Chaque condition a mis le bien public dans la satisfaction de ses intérêts propres, et toutes ont placé le but à atteindre dans l’accomplissement de leurs rêves.

Si les philosophes du dernier siècle se trompèrent sur la nature de l’homme en général, ils ne soupçonnèrent même pas celle du peuple. Comment d’ailleurs l’auraient-ils connue? Pendant les deux siècles qui séparent la révolution française des guerres de religion, cette âme populaire était restée profondément cachée, ensevelie qu’elle était sous les splendeurs de la monarchie. On avait oublié entièrement ce mélange effrayant et presque monstrueux de grandeurs et de faiblesses également dangereuses, de beauté parfois divine et de bestiale misère. On ne savait pas que le peuple fait une apocalypse de toutes les scènes où il est appelé à prendre part, et qu’il n’y a que ces spectacles gigantesques qui répondent à ses instincts. Quand je vois la légère sérénité avec laquelle ces hommes du XVIIIe siècle, si éclairés, mais de lumières si froides, si humains, mais d’une humanité si purgée de tout atome du puissant limon dont nous fûmes formés, évoquèrent ce formidable élément, il me semble voir le génie de la prose correcte, méthodique, fille de l’abstraite