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Je ne crois pas cependant impossible de concilier la recherche du progrès avec les avantages qui résultent de l’uniformité des constructions. Dans l’escadre, deux ou trois navires accouplés forment l’unité tactique ; dans l’armée navale, cette unité devient l’escadre, c’est-à-dire le groupe composé de six navires au moins, de douze navires au plus. Chaque escadre doit manœuvrer isolément et d’une façon indépendante pour atteindre le but indiqué par les instructions du commandant en chef. On peut donc renoncer sans inconvénient à l’homogénéité de la flotte, pourvu que l’on conserve l’homogénéité dans chaque escadre. Ce programme paraîtra bien rigoureux encore à ceux qui trouvent la pensée de nos ingénieurs trop timide et leur imagination trop paresseuse. Nous avons heureusement d’autre matière à essais que les navires si coûteux dont se compose le corps de bataille de nos armées navales. Tout bâtiment qui n’est pas aujourd’hui l’équivalent de l’ancien vaisseau de ligne n’a besoin d’être astreint qu’à certaines conditions de force et de vitesse. Il n’appartient d’avance à aucun type ; il faut en faire une œuvre individuelle, signée par son auteur et mise au monde sous sa responsabilité. C’est sur ce terrain que je voudrais provoquer l’audace des constructeurs. Le progrès dans notre architecture navale a procédé jusqu’ici par élans plutôt que par un effort continu ; de 1852 à 1857, le bond fut énorme. Toute notre jeunesse s’était passée dans des débats ardens où la science et la pratique n’avaient pu parvenir à se mettre d’accord. Un jeune homme parut, qui aimait notre métier, qui en avait l’instinct ; nous le prîmes dans nos bras, nous le soulevâmes au-dessus des rivalités, des critiques et des barrières que de toutes parts on lui opposait ; pour son début, il nous donna un chef-d’œuvre. Esprit original et fertile, ses productions se sont appelées successivement le Napoléon, l’Algésiras, la Gloire, le Solferino, l’Océan ; nous lui devons la marine dont nous sommes fiers à si juste titre. Cette marine est homogène parce qu’elle est sortie armée de toutes pièces d’un seul cerveau. Il est temps aujourd’hui qu’une inspiration nouvelle s’î produise ; le même type s’est représenté trop de fois avec des modifications qui révèlent un arrangement ingénieux plutôt qu’une pensée créatrice ; nous attendons un autre Algésiras, c’est-à-dire un de ces navires dont l’apparition soit un événement et un avènement. Dans l’Algésiras, ce ne fut pas seulement le navire qui fut une nouveauté, ce fut surtout la machine. La marine marchande se préoccupe peut-être moins que la nôtre du boîtier de la montre ; elle s’inquiète davantage du mouvement qu’on y enferme. Il y a beaucoup à apprendre de ces navigations à outrance où la rapidité de la marche se soutient pendant des semaines, où les traversées s’accomplissent