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vie de l’esprit soit développée pour le comprendre et le pratiquer.

On croit aussi généralement que la république est plus favorable à la liberté que la monarchie constitutionnelle. Pour peu qu’on y réfléchisse, on verra qu’il n’en est rien. Dans nos sociétés modernes, la liberté politique consiste surtout dans le respect des minorités. Or, quand toutes les fonctions sont électives, la minorité risque bien plus d’être opprimée que quand elles ne le sont pas. Dans le premier cas, la majorité qui triomphe occupe toutes les places. Le chef de l’état monte au fauteuil en vainqueur. Il y est arrivé par l’appui d’un parti dont il doit exécuter le programme et satisfaire les ambitions. La minorité se trouve partout dans la situation d’un vaincu, et les dépositaires du pouvoir deviennent pour elle des ennemis. Il ne lui reste pas un abri, pas un rempart. Aux États-Unis, après l’élection d’un nouveau président, tous les fonctionnaires qu’il a le droit de nommer sont remplacés par ses adhérens. Une politique nouvelle demande, dit-on, des agens nouveaux. Pour qu’un peuple supporte un semblable régime, il faut que ses mœurs, ses institutions, ses traditions, lui aient donné une trempe particulière. Il ne faut pas songer à l’introduire en Europe. Dans une monarchie constitutionnelle, la majorité triomphante ne peut occuper toutes les places, ni traiter le pays en territoire conquis. Le souverain a un intérêt évident à l’empêcher d’abuser du pouvoir et à protéger la minorité, qui, battue aujourd’hui, peut triompher demain. Représentant lui-même les intérêts permanens du pays, ou tout au moins dévoué à sa propre conservation, il voudra que d’autres fonctionnaires survivent aux défaites alternatives des partis, et il n’accordera pas de destitutions en masse. Il s’opposera tant qu’il le pourra à ce que le parti victorieux use de sa force pour faire des lois de majorité qui écraseraient définitivement le parti vaincu, parce que ce serait jeter celui-ci dans une opposition désespérée et bientôt anarchique, qui menacerait de ruine les institutions établies. « Toute mesure, disait en 1857 le roi Léopold Ier, qui aurait pour effet de fixer la suprématie d’un parti sur un autre, constituerait un grand danger : » sage et profonde maxime d’un souverain qui mieux que nul autre aurait pu écrire la théorie du régime constitutionnel, qu’il avait si bien pratiqué[1]. Les partis se modifient et disparaissent; mais, tant qu’un parti est encore plein de vie, fût-il même minorité, c’est une grave imprudence de lui ôter les moyens de reprendre l’ascendant par des voies légales. Or une telle façon d’agir rencontrera plus d’obstacle dans la monarchie que dans la république. C’est ici que le veto royal serait d’une grande utilité, s’il pouvait encore en être fait usage. Cette prérogative de la cou-

  1. Voyez Un roi constitutionnel, Léopold Ier, roi des Belges, — Revue du 15 janvier 1869.