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Leurs officiers couraient de tous côtés pour les ramener. Les cantinières ne savaient auquel entendre. Quelques-uns déjeunaient, assis sur des tas de pierres. À la vue des zouaves, les gardes nationaux poussèrent de grandes exclamations. Le petit vin blanc matinal y était pour quelque chose. Ces acclamations enthousiastes redoublèrent de vivacité quand ils nous virent traverser la Marne, après quoi ils se remirent à déjeuner et à causer.

La rivière passée, on nous fit prendre une route qui traverse un bois et gagner les hauteurs de Petit-Bry. Les clameurs des gardes nationaux ne nous arrivaient plus, mais les traces du combat se voyaient partout ; des arbres brisés pendaient sur les fossés ; des débris de toute sorte jonchaient la terre ; une roue de caisson auprès d’un képi ; un pan de mur crénelé, noirci par les feux du bivouac, s’appuyait à une maison crevassée. Sur la route, nous nous croisions avec les brancardiers qui revenaient des champs voisins. Ces pauvres frères de la doctrine chrétienne donnaient l’exemple du devoir rempli modestement et sans relâche. Ils l’avaient fait dès le commencement du siège, ils le firent jusqu’à la fin. Ils passaient lentement dans leurs robes noires, portant les morts et les blessés. Leur vue nous rendait graves ; nous nous rangions pour leur laisser le bon côté du chemin.

La route était dure et sèche et s’allongeait devant nous. Nous la foulions d’un pas rapide, lorsqu’un général parut, suivi d’un nombreux état-major. C’était le général Trochu. En nous voyant, il s’arrêta, et, nous saluant, d’une voix où perçait un accent de satisfaction : — Ah ! voilà les zouaves, dit-il ; mais le régiment était si pressé d’en venir aux mains que personne ne cria. Il y eut dans les rangs comme un froissement d’armes, et notre marche, déjà rapide, prit une allure plus leste. Presque aussitôt, et le général en chef toujours en selle, immobile sur le bas-côté de la route, un brancard passa portant un soldat blessé. C’était un garçon qui paraissait avoir une vingtaine d’années, un blond presque sans barbe. Il se souleva sur le coude, et la main sur le canon de son fusil : — En avant ! cria-t-il, en avant ! — L’effort l’avait épuisé, il retomba.

À un kilomètre à peu près au-dessus de Petit-Bry, on nous arrêta. Il fallut, sur l’ordre des officiers, se coucher à plat ventre et attendre. Nous étions en quelque sorte sur la lisière de la bataille, mais à portée des balles. Il en sifflait par douzaines autour de nous qui nous étaient envoyées par des ennemis invisibles. Quelques-unes écorchaient nos sacs en passant ; il ne fallait pas trop souvent lever la tête. Quand on distinguait derrière l’abri d’une haie de petits flocons de fumée blanche, nous tirions au jugé ; c’était un amusement qui faisait prendre patience. Il y en avait parmi nous qui fumaient des cigarettes accoudés sur les deux bras ; c’est la pose que