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ment les lignes noires ; des murmures de voix en sortaient. Une anxiété sourde nous dévorait ; des soldats essuyaient le canon de leur fusil avec les pans de leur capuchon, ou cherchaient des chiffons gras pour en nettoyer la culasse ; d’autres serraient leurs guêtres. Il se faisait de place en place des mouvemens pleins de sourdes rumeurs ; des officiers toussaient en se promenant ; l’obscurité s’en allait ; deux heures se passèrent ainsi. La route, par laquelle nous étions venus et qui s’étendait derrière nous était encombrée de convois de vivres, de régimens en marche et de trains d’artillerie. On entendait le cahot des roues dans les ornières et les jurons des conducteurs ; les soldats filaient par les bas-côtés.

Les crêtes voisines s’éclairèrent, tout le paysage m’apparut ; nous avions campé entre les forts de Nogent et de Rosny. Une forêt de baïonnettes étincelait, et des files de canons passaient. À huit heures, l’ordre vint de mettre sac au dos. La colonne s’ébranla, on se regarda ; chaque regard semblait dire : Ça va chauffer ! Nous écoutions toujours ; le canon allait gronder certainement. Les minutes, les quarts d’heure s’écoulaient ; quelques sons rares fendaient l’air ; nous marchions alors sur une sorte de peut plateau qui descendait en pente douce jusqu’au remblai du chemin de fer de l’est. Là tout à coup le régiment s’arrêta, nous avions parcouru 800 mètres. — Ce sera pour tout à l’heure, se dit-on.

Quelques minutes après, nous avions mis bas nos sacs, et nos officiers, prévenus par l’état-major, nous invitaient à faire la soupe. Cette invitation est toujours une chose à laquelle le soldat se rend avec plaisir : ces cuisines en plein vent si tôt creusées au pied d’un mur et sur les talus d’une haie l’égaient et le réconfortent ; mais en ce moment elle fut reçue avec de sourds murmures. Était-ce donc pour manger la soupe qu’on nous avait fait venir de Courbevoie à Nogent ! À quoi pensaient nos généraux ? Leur mollesse deviendrait-elle de la paralysie ? Tout en grondant et grognant, on ramassait du bois et on allumait le feu. Les marmites bouillaient, les gamelles se remplissaient ; mais on avait l’œil et l’oreille au guet, prêt à les renverser au moindre signal. Les officiers fumaient, allant et venant d’un air ennuyé. La soupe avalée, chacun de nous grimpa sur un tertre ou sur le remblai du chemin de fer pour regarder au loin. Quelques coups de fusil éclataient pai-intervalles. Était-ce le commencement de l’action ? À deux heures, on nous donna l’ordre de camper. Ce fut comme un coup de massue. Plus de bataille à espérer. Ceux-ci se plaignaient, ceux-là juraient. Pourquoi ne pas nous faire planter des pommes de terre ? Les philosophes, il y en a même parmi les zouaves, se couchaient au soleil sur le revers d’un fossé. Les curieux s’en allaient en quête de renseignemens. J’appris enfin que le coup était manqué. On remettait la bataille au lendemain. La Marne, disait--