Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 94.djvu/554

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Normandie qui, parmi leurs principaux griefs contre l’état social de leur temps, articulaient celui-ci :

Tant y a plaintes et querelles,
Ne peuvent une heure avoir paix.
Tous les jours sont, disent, aux plaids;
Plaids de forêts, plaids de monnaies,
Plaids de pourprise, plaids de veies (chemins),
Plaids de blet, plaids de moutes,
Plaids de féauté, plaids de toutes (redevances) ;
Tant y a prévôts et bedeaux (sergents de justice],
Et tant baillis vieux et nouveaux,
Ne peuvent avoir paix nulle heure[1].

On conçoit en effet qu’avec les habitudes chicanières et l’esprit processif du moyen âge la fonction de juger fût devenue un travail très absorbant. Les situations sociales étaient alors si diverses, les droits et les obligations qui en résultaient étaient si compliqués, que les conflits éclataient à chaque instant. Tout était matière à contestation. L’existence était un long procès, si elle n’était un long combat. Les plaids avaient à décider une foule de questions dont nous n’avons même plus l’idée aujourd’hui. Au criminel, c’était l’usure, c’était le blasphème, c’était la sorcellerie ; au civil, c’était la série des discussions au sujet des droits seigneuriaux, au sujet des marchés ou des moulins banaux, au sujet des corporations, au sujet des dîmes ou des excommunications : procès sur le droit de monnaie, procès sur la préséance, procès sur l’authenticité des reliques, on n’en finissait pas. L’œuvre de la justice était incomparablement plus étendue et plus difficile qu’elle n’est aujourd’hui. S’il eût fallu que la population se chargeât d’un tel travail et si l’on eût appliqué dans toute leur rigueur les règles du service de plaid, il ne serait plus resté de temps pour l’agriculture et pour les métiers. Les hommes ne se rendaient donc aux jugemens qu’à contre-cœur, et nous pouvons tenir pour certain que, lorsqu’ils s’y rendaient, c’était bien moins avec la pensée d’exercer un droit qu’avec la crainte d’encourir une amende. Il en était des bourgeois comme des paysans. Lorsqu’ils se firent donner des chartes de commune, ils prirent soin d’y faire écrire que le service de plaid serait ou supprimé ou du moins fort adouci. Beaucoup de chartes et d’ordonnances réduisirent le nombre des plaids obligatoires à trois par an. La plupart des constitutions municipales simplifièrent le service de la justice; ici, le nombre des jurés fut réduit à quatre; là, les fonctions judiciaires furent réservées aux échevins, et la foule des bourgeois en fut débarrassée.

  1. Roman de Rou, d’après la leçon de Ducange.