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les bataillons vainqueurs au Grand-Redan affluèrent de toutes parts vers le bastion que nous avions conquis ; nous n’eûmes à défendre qu’une gorge étroite, et nous repoussâmes avec un millier de soldats les assauts furieux qui nous furent donnés. Si la lutte se prolongea si longtemps à Malakof, c’est que partout ailleurs elle avait cessé.

Cette lutte, entretenue par de constans renforts, fut vive et sanglante. Les qualités militaires des deux nations s’y montrèrent dans tout leur éclat. Qui n’a entendu répéter le mot héroïque du général de Mac-Mahon ? On lui annonçait que le bastion était miné et allait sauter. « Faites dire aux troupes de soutien, répondit-il, de venir se loger dans l’entonnoir. » Tous nos soldats ne sont pas de cette force ; leur qualité dominante n’en est pas moins, comme celle du chef qui les commandait le 8 septembre, le mépris instinctif du danger, et dans l’excitation du combat l’inspiration soudaine, presque toujours chevaleresque et sublime. Quant à l’ennemi que nous avions à combattre, un seul trait suffira pour le faire juger. Le prince Gortchakof s’était porté de sa personne à la darse de l’amirauté. C’était le moment où le général Kroulef essayait de forcer la gorge de Malakof. Les bataillons, compactes, en colonnes serrées, gravissaient, se poussant l’un l’autre, les flancs de la colline. Un irrésistible mouvement de reflux les ramenait sans cesse en arrière. La vague humaine reprenait alors son élan ; elle venait encore une fois déferler impuissante au pied des gabions. De grands vides se faisaient dans cette foule ; de nouveaux bataillons arrivaient pour les combler. Pendant qu’il observait les progrès du combat, la prince eut la fantaisie d’allumer un cigare. Un marin qui se trouvait près de lui battit sur-le-champ le briquet. Le prince Gortchakof tendit au matelot une pièce d’or ; celui-ci repoussa doucement la main de son général. « À quoi, dit-il, me servirait cet or ? Ne sais-je pas que tout à l’heure je vais mourir ? — Prends toujours, répliqua le prince ; si tu es tué, ton camarade ne le sera peut-être pas. Il trouvera dans ta poche le moyen d’acheter un cierge, et il fera brûler ce cierge à ton intention devant les saintes images. » Celui qui prononçait ces paroles connaissait bien le soldat russe. La race slave est douce et résignée, il lui manque peut-être l’impétuosité offensive qu’on remarque chez nos troupes ; mais il est deux sentimens auxquels ses chefs peuvent toujours faire appel, certains de lui faire affronter ainsi les plus grands périls. Ces sentimens sont empreints de la même ferveur religieuse : l’un se nomme le devoir envers l’empereur, l’autre l’espoir d’une meilleure vie.

Quand le général Pélissier put contempler, du haut de Malakof, le monceau de ruines que l’ennemi nous avait laissé, son étonne-