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C’est ainsi que l’unité du marché commercial amène le nivellement des salaires. Il en résulte qu’une grève locale ne peut déterminer une hausse locale des salaires sans tuer l’industrie dans cette localité et sans par suite enlever aux ouvriers le moyen même de subsister. Une expérience cent fois répétée a prouvé cela jusqu’à l’évidence. Comment donc arriver au but qu’on poursuit ? Il n’y a qu’un moyen, ont pensé les ouvriers, c’est de faire entrer dans la coalition les ouvriers du monde entier et d’employer comme arme de guerre industrielle la grève universelle dans le métier où l’on veut que le travail soit plus rétribué. De cette façon une hausse des salaires est possible sans que la concurrence de l’étranger fasse échouer les grèves locales. C’est ainsi que l’Association internationale est sortie de l’unité du marché commercial.

Quand cette association se sera établie partout, on aura en présence dans le monde entier, d’une part tous les chefs d’industrie, d’autre part tous ceux qu’ils emploient et salarient. Comme elle se donne pour mission l’émancipation définitive des classes laborieuses, elle agit à la façon de la révolution religieuse du XVIe siècle. Elle passe par-dessus les frontières des nations, elle fait oublier les hostilités de race, elle déracine l’amour et jusqu’à l’idée de la patrie. Les compatriotes sont des ennemis, s’ils sont chefs d’industrie ; les étrangers sont des frères, s’ils vivent du salaire. Les ouvriers de Londres, de Berlin, de Pesth, ont applaudi aux luttes et excusé les crimes des ouvriers de Paris. C’est une sorte de religion cosmopolite : elle inspire le prosélytisme, pousse à la propagande et remplit les âmes qu’elle possède d’un fanatisme tantôt mystique et tantôt farouche. La situation économique étant à peu près la même dans les différens pays, elle trouve dans tous les mêmes griefs, les mêmes aspirations, les mêmes élémens inflammables. Les agitations sociales ne sont pas locales comme les agitations politiques ; elles sont universelles comme les fermentations religieuses, parce qu’elles s’adressent à des besoins généralement sentis et à des convoitises qui dorment partout au fond de l’âme humaine.

La solidarité de tous les marchés monétaires a jeté dans le monde économique une cause nouvelle et très grave de perturbations. Les crises commerciales, comme les ouragans, nées dans un pays, parcourent successivement tous les autres, semant partout les ruines sur leur passage. Qu’une crise éclate en Angleterre ou aux États-Unis, le monde entier en reçoit le contre-coup ; les commandes diminuent, le travail s’arrête, et ceux qui vivent du travail souffrent. Autre cause de malaise : le salaire du plus grand nombre des ouvriers est forcément réduit à ce qui est indispensable pour les faire subsister, par la raison qu’ils ne fournissent pour ainsi dire que la