Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 94.djvu/292

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

« Vive la France ! » répétâmes-nous après lui, et notre voix se perdit dans le bruit du canon. Le cœur à tous nous battait plus vite ; c’était là une scène que l’on n’oublie pas. Quelques jours après, le commandant Desprez tombait un des premiers pour la délivrance de la patrie.

Un poste nous avait été assigné au-devant du village de Vitry-sur-Seine, en face de Choisy-le-Roi. Près de là se trouvait cette fameuse Gare-aux-Bœufs, qui, prise par nous deux fois, deux fois abandonnée, devait plus tard sauter sous nos yeux. A cet endroit, une tranchée profonde de 2 mètres reliait la Seine à la redoute du Moulin-Saquet. Creusée par les soins du génie civil et fortifiée de batteries, cette tranchée faisait partie de la première ligne de défense qui, en avant des forts, couvrait l’enceinte de Paris. Plus tard, à l’imitation des Prussiens, nous creusâmes encore au-delà des trous de loup où tous les soirs deux hommes se glissaient doucement : Français et Allemands eussent pu causer ensemble, tant les sentinelles s’étaient rapprochées ! La partie des tranchées qui nous était spécialement confiée s’appuyait d’un côté sur la Seine, où les canonnières stationnaient toujours sous vapeur, de l’autre sur le chemin de fer d’Orléans, qui livrait passage aux wagons blindés. Les wagons blindés ! encore une invention du siège. C’est à la Gare-aux-Bœufs qu’on s’en servit pour la première fois. Il faisait nuit, et l’attaque devait avoir lieu au petit jour. Chaque corps de troupes, par des chemins différens, gagnait en hâte son poste de combat ; on marchait en silence, les rangs pressés, retenant de la main les sabres-baïonnettes, dont le cliquetis eût pu nous trahir, car il fallait surprendre l’ennemi. A tout instant passait un lancier avec des ordres ; il allait au galop, suivant le fond des fossés pour que la terre détrempée amortît le bruit de sa course. Le hennissement d’un cheval ou les hurlemens d’un chien abandonné venaient seuls troubler le silence de la nuit. Les fermes désertes n’avaient pas de lumière, mais de temps en temps une fenêtre s’ouvrait, une tête se montrait curieuse, inquiète, puis disparaissait aussitôt : c’étaient des paysans qui n’avaient pas voulu quitter leur petit domaine ; dans quelques maisons basses se mouraient les feux allumés la veille par les mobiles, et la flamme, se reflétant sur les vitres salies, était rouge comme du sang. Les marins, selon la coutume, avaient été désignés pour marcher en tête. Quittant la grande route, défoncée déjà par les pluies et par le passage des canons, nous avions pris la voie du chemin de fer, qui nous offrait un terrain plus commode. Nous rencontrâmes les wagons blindés. Reliés deux à deux par des chaînes de fer, haletans, fumans, prêts à partir, ils attendaient le moment de l’action. — Bonjour, camarades ! nous dirent à demi-voix les matelots qui les mon-