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-toire, le conteur s’arrêtait tout à coup et lançait un cric interrogateur. Crac ! répondait-on bien vite, et l’histoire continuait. Plus d’une fois, je l’avoue, rassuré d’avance sur le sort des deux héros, je m’endormis avant la fin, alors que la princesse était encore ballottée par les flots, non loin des îles du Cap-Vert, ou égarée en robe de soie dans les brousses du Nouveau-Monde ; mais les marins étaient insatiables : immobiles, la bouche et les yeux grands ouverts, ils écoutaient jusqu’au bout, jusqu’au douzième enfant, et, quand, en guise de conclusion, le conteur lançait une dernière fois le cric traditionnel, il n’y avait pas de voix, si ce n’est la mienne peut-être, qui ne le remerciât d’un crac énergique. Cric ! crac ! cinq minutes après, tout le monde était endormi.

Cependant, en dépit des agrémens du loto, de la faconde de nos conteurs et du charme de leurs récits, cette vie monotone, cette claustration nous pesaient. Je m’étais lié avec un des hommes de ma compagnie qui s’appelait Kerouredan. Imaginez un grand garçon de près de six pieds, robuste et fort à proportion, aux épaules larges, à la démarche houleuse, à l’air martial et bon enfant tout ensemble. Toujours des premiers à l’ouvrage, il abattait un arbre en trois coups de hache, et construisait un épaulement en un tour de main. Cette supériorité physique, hautement constatée, le rendait parfois un peu vain, et comme un jour, épuisé de fatigue, j’avais laissé tomber le sac à terre que je portais au rempart dont on complétait les défenses, lui, éclatant de rire, se mit à railler grossièrement ce qui était impuissance, mais non paresse ou mauvais vouloir. Je me fâchai, je lui reprochai ses railleries peu généreuses ; il comprit qu’il avait tort, et à dater de ce jour nous fûmes une paire d’amis. Souvent, quand nous étions de garde aux bastions, je me plaisais à le faire causer sur sa vie passée, sur ses voyages, sur ses campagnes. Il parlait simplement, lentement, par poses, d’une voix un peu triste qui allait au cœur. — Tiens, vois-tu, me disait-il, je m’ennuie ici... Moi, ça me gêne quand je ne vois plus la mer. Il me manque toujours quelque chose. Ah ! là-bas, au pays, il fallait travailler davantage ; on n’avait pas toujours comme ici ses trois repas assurés. Nous partions à la brune, à trois ou quatre, dans nos petites barques ; nous passions toute la nuit en mer sous la pluie, sous le vent, seulement garantis par notre suroit, occupés à tirer sur nos filets, les doigts si glacés parfois qu’ils nous refusaient le service. Encore, si l’on avait pris du poisson à coup sûr ; mais il y avait des jours où nous ne faisions rien, absolument rien. Bast ! au matin on buvait un bon verre d’eau-de-vie, et la fatigue s’en allait, il n’y paraissait plus. D’ailleurs, à certains jours, nous faisions bonne pêche. Une fois, un patron de Paimpol, deux camarades et moi, nous avons pris vingt-sept mille sardines en moins de deux jours.