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-éraient dans le fort comme à bord d’un navire, et peut-être cette idée leur rendait-elle la résignation plus facile. Il n’est pas rare pour eux de rester un an entier sans toucher la terre, et tel a passé six mois en rade même de New-York qui n’a jamais mis les pieds dans la ville. On se consolait en jouant : le jeu du reste n’était permis que le dimanche, et c’est le loto qui, à tout prendre, avait les préférences du matelot. Le dimanche donc, aussitôt après la messe, des groupes impatiens se formaient dans la cour ; les possesseurs de cartons cherchaient une place commode à l’abri du vent, et alors commençaient des parties interminables à peine interrompues par l'heure des repas. De quelque côté qu’on se dirigeât, on entendait partout crier des numéros, suivis chacun d’une phrase ou d’un mot caractéristique, car les marins ont modifié à leur usage les litanies habituelles du noble jeu de loto. La nuit venue, on serrait soigneusement les cartons et les boules, et tout était fini jusqu’au dimanche suivant. Nous avions, il est vrai, d’autres amusemens. Ainsi le soir, après la retraite, lorsque, retirés dans nos casemates, nous avions pris place sur nos hamacs, quelque conteur prenait la parole, et cherchait à tromper par ses récits naïfs les longues heures de la veillée. Que vous dirai-je ? C’étaient toujours des contes de fées dont la trame se déroulait capricieusement à travers un dédale d’aventures fantastiques. On l’a remarqué souvent, les hommes simples sont, comme les enfans, avides du merveilleux ; il semble que leur esprit, mécontent de la réalité, cherche dans le pays du rêve un monde à sa convenance, un monde où tout soit plus beau : l’illusion tout à la fois les charme et les console. Sorties du cerveau fécond de quelque matelot digne émule de nos romanciers, ces histoires avaient vu le jour en mer pendant une traversée, au milieu d’un cercle attentif de naïfs auditeurs ; la mémoire fidèle les avait précieusement recueillies, puis transmises à d’autres conteurs. Passant ainsi de bouche en bouche, elles s’étaient enrichies à mesure d’une foule de détails nouveaux, et, comme dans les écrits du vieil Homère, on pouvait distinguer sur le canevas primitif la trace de ces interpolations successives. Cric ! s’écriait tout d’abord celui qui demandait la parole, et, s’il s’exprimait couramment, si ses histoires étaient intéressantes, si la princesse, après mille traverses, mille persécutions subies, parvenait à épouser un petit matelot de Toulon, et avait avec lui beaucoup d’enfans, les camarades en chœur répondaient crac ! Le récit commençait alors attachant, émouvant, terrible, semé de précipices, de sorcières et de bêtes féroces. Les deux amans se perdaient, se cherchaient, se retrouvaient, puis se perdaient encore. C’étaient des courses effroyables par monts et par vaux, sur terre et sur mer, une lutte engagée contre tous les élémens. De temps en temps, pour constater l’attention de son audi-