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dit un jour l’un de mes compagnons de tente, les trains de plaisir pour la Prusse vont commencer bientôt! — Le lendemain en effet, on faisait évacuer les malades. J’en vis partir qui se traînaient à peine ! Le tour des officiers devait venir après celui des malades. Chacun d’eux avait le droit d’emmener un ordonnance. Ce fut pour moi comme un trait de lumière, et je courus auprès du commandant H... pour obtenir la faveur insigne d’être promu aux fonctions de brosseur. Il accueillit favorablement ma demande, et me présenta à un capitaine. J’arrivai à propos; ce poste de confiance était sollicité par un grand nombre de candidats, et quelques-uns avaient des titres peut-être plus sérieux à faire valoir que les miens. Je l’emportai cependant, grâce à l’appui du commandant, j’en donnai la nouvelle à mes camarades de lit sous cette tente dans laquelle il pleuvait tant. — Brosseur déjà! s’écria le plus vieux de la bande.

Dans la soirée, on m’avertit de me tenir prêt à la première heure du jour. Je comptai sur la pluie pour m’empêcher de dormir; elle ne trompa point mon espérance, et le 10 septembre, au matin, je pris le chemin du pont, après une dernière visite au moulin. Les deux pièces de canon étaient à leur place, les Prussiens sous les armes. La troupe de ceux qui devaient former un nouveau convoi s’y rassemblait. Il avait été décidé que les officiers, à partir du grade de capitaine inclusivement, monteraient dans des espèces de chariots garnis de planches. Les lieutenans et les sous-lieutenans, avec les ordonnances, devaient marcher à pied.

Un colonel prussien qui était en surveillance à l’entrée du pont donna un ordre, un aide-de-camp cria : En route! et la colonne se mit en mouvement. Le pont franchi, nous suivîmes pour rentrer à Sedan le même chemin que nous avions pris pour en sortir. La colonne s’y arrêta un instant. Une pièce de monnaie à la main, et profitant de cette halte, je me présentai devant la boutique d’un boulanger, à la porte duquel s’allongeait une queue de prisonniers. Des soldats prussiens se mêlaient à cette foule. L’un d’eux ne se gênait pas pour bousculer ses voisins. On se récria. Il était brutal, il devint insolent. La discussion entre gens que la faim talonne dégénère bien vite en querelle. Au moment où la querelle prenait les proportions d’une rixe, un officier intervint. Il s’enquit de ce qui se passait. Les prisonniers déclarèrent d’une commune voix, et c’était vrai, que le Prussien avait voulu se faire servir avant son tour, et qu’il s’était jeté à travers les rangs comme un furieux, frappant et cognant. — L’officier donna l’ordre au soldat de se retirer. Celui-ci avait bu quelques verres d’eau-de-vie, un de trop peut-être. Il s’écria qu’il ne céderait pas, et qu’il aurait son pain parce qu’il le voulait. Sans répondre, l’officier prit à sa ceinture un revolver, l’arma, et froidement cassa la tête au soldat. Il tomba comme une masse.