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ne perdaient pas notre île de vue. Quand la nuit venait, on doublait le nombre de ces sentinelles. Des détonations qui me réveillaient pendant mon sommeil ou troublaient mes promenades sous la pluie nocturne, et dont je comprenais la sinistre signification, m’indiquaient suffisamment que ces sentinelles faisaient bonne garde.

Une nuit cependant, n’y tenant plus, et redoutant de trouver en Allemagne des îles plus tristes encore, je me décidai à tenter l’aventure. Je me dirigeai donc vers la Meuse. Le ciel était sombre, la rive déserte. De l’autre côté de l’eau, envoyait les feux de bivouac allumés. Malgré l’obscurité qui étendait un voile gris sur le fleuve, on distinguait à la surface claire des eaux des formes incertaines qui flottaient mollement. Elles s’effaçaient et reparaissaient. J’hésitai un instant, puis enfin, me déshabillant de la tête aux pieds et ne gardant qu’un caleçon, j’entrai dans la Meuse; j’avais déjà de l’eau jusqu’à mi-corps, et la pente du sol où je marchais m’indiquait que j’allais bientôt perdre pied, lorsqu’une masse noire passa lentement devant moi, et m’effleura la poitrine, contre laquelle je la sentis fléchir et s’enfoncer. Un horrible frisson me parcourut le corps : cette perspective de nager au milieu d’un fleuve noir qui m’offrait des cadavres pour compagnons de route me fit trembler. Je venais d’être saisi d’une peur nerveuse, d’une peur irrésistible, et, reculant malgré moi, les yeux sur cette masse indécise qui s’en allait à la dérive, à demi paralysé, je regagnai le bord, où je m’assis.

Le lendemain, au plein jour, je retournai à l’endroit même où j’avais tenté le passage de la Meuse. A quelques pas de la rive, où l’on distinguait encore l’empreinte de mes pieds nus, en aval, sur un banc de vase tapissé de quelques joncs, le corps d’un jeune turco, que je n’y avais pas vu la veille en inspectant les lieux, était échoué, le visage dans l’eau qui le découvrait et le recouvrait à demi dans son balancement doux. Ses deux mains, étendues en avant, plongeaient dans la vase. On me raconta qu’il avait essayé de s’évader dans la soirée, et que les sentinelles prussiennes l’avaient fusillé. Atteint de deux ou trois balles, il n’avait pas eu la force de regagner le bord. Peut-être était-ce là ce corps qui m’avait effleuré au moment où j’allais me jeter en plein fleuve; peut-être encore ai-je dû la vie à ce pauvre mort. Je renonçai à ma première idée de demander à la Meuse des moyens d’évasion, sans renoncer toutefois à mon projet : il ne s’agissait que de trouver une occasion meilleure.

Si la Meuse charriait des cadavres huit jours encore après la bataille, notre île vomissait des morts : on en comptait par centaines. C’était comme une épidémie. L’autorité prussienne finit par s’inquiéter de cet état de choses. La contagion pouvait gagner l’armée victorieuse comme elle décimait l’armée vaincue. — Tu sais, me