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volupté; ils m’étaient offerts par des camarades sous la forme d’un quart de biscuit ou d’un peu de café. Ces magnificences m’éblouissaient. Elles ne durèrent qu’un temps; mais ce qui mettait le comble à mon extase, c’était une cigarette. J’avais usé de ma petite provision de tabac avec la prodigalité d’un fils de famille qui croit que les cantines suivent le soldat dans toutes ses aventures; j’avais compté sans la captivité.

Un matin, errant sur la lisière de mon campement, j’aperçus un groupe de soldats qui gesticulaient avec une animation singulière. Des exclamations sortaient de ce groupe. Je m’approchai, et vis un zouave qui, debout au milieu d’un cercle avide, mettait aux enchères une cigarette dont l’enveloppe de papier contenait un mélange bizarre de poussière de tabac et de mie de pain ramassées avec les ongles au fond des cavités que recelait son large pantalon. On offrait ce qu’on avait, quatre sous, cinq sous, dix sous, quinze sous, non pas pour l’acquérir et en faire sa propriété exclusive, mais pour obtenir le droit précieux d’aspirer un certain nombre de bouffées. On poussait comme dans une salle de vente. Un caporal offrit un franc. Je doublai son enchère, un frémissement parcourut l’auditoire, et, au prix de quarante sous payés comptant, le droit de fumer un tiers de la cigarette, avec le privilège de commencer, me fut adjugé. Les autres adjudicataires se rangèrent autour de moi, et la cigarette mesurée et marquée d’un cercle noir au tiers de sa longueur, dix paires d’yeux suivaient les progrès du feu tandis que je la tenais entre mes lèvres.

Pendant les deux ou trois premiers jours, il y avait eu des heures de pluie et des heures de soleil. On employait celles-ci à sécher l’insupportable humidité occasionnée par celles-là; mais un matin le ciel parut tout noir, et la pluie se mit à tomber avec une persistance et une régularité qui pouvaient aisément faire croire qu’elle tomberait toujours. Vers le soir, mouillé comme une éponge qui aurait fait une chute dans une rivière, on me recueillit dans une tente. Sept ou huit soldats se pressaient dans un espace où trois ou quatre auraient peut-être pu s’étendre. J’étais en outre arrivé le dernier, et je dus m’allonger au bas bout de la tente. Après une heure de sommeil, de larges gouttes d’eau froide qui s’aplatissaient sur mon visage me réveillèrent. Un sergent que mes mouvemens tracassaient ouvrit les paupières nonchalamment. — Ça, me dit-il, c’est la pluie. — Merci, répliquai-je, et, prenant une autre posture, je me fis un rempart de mon capuchon. Au bout d’une autre heure, j’éprouvai vaguement la sensation d’un homme qu’on plongerait brusquement dans un bain froid. Il me semblait qu’un robinet invisible versait avec obstination un torrent d’eau glacée autour de mon corps. Un frisson acheva de me réveiller. Le rêve ne m’avait pas trompé : j’é-