Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 94.djvu/150

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sergent nous ramena à la porte de Paris, où l’on se disposait à recevoir une attaque. Des bourgeois effarés allaient et venaient. Il y avait de grands silences interrompus par de sourdes détonations. Un cortège portait un uhlan à moitié mort couché sur deux fusils. De ces êtres abrutis et vils comme il s’en trouve dans toutes les foules se ruèrent autour de la civière en criant et vociférant. Le visage pâle du blessé ne remua, pas ; peut-être n’entendait-il plus ces insultes. Sur sa poitrine ensanglantée, et que laissait voir sa chemise entr’ ouverte, pendait une plaque de cuir dont la vue m’intrigua beaucoup. Était-ce, comme quelques-uns le supposaient, une espèce de cuirasse destinée à protéger les soldats du roi Guillaume contre les balles des fusils français ? Était-ce plus simplement une sorte d’étiquette solide sur laquelle était inscrit le numéro matricule du combattant, avec ceux du régiment, du bataillon et de la compagnie, et qui devait le faire reconnaître en cas de mort ?

Le bruit du canon qui grondait toujours ne me permit pas d’approfondir plus longtemps cette question. Un sergent disposait nos hommes le long du mur d’enceinte, de cinq mètres en cinq mètres, en nous recommandant de ne pas tirer sans voir et sans bien viser. Il était à peu près six heures du soir quand je pris possession du poste qui m’avait été assigné. On nous avait prévenus que nous serions relevés à minuit: c’était une faction de six heures pour mes débuts ; mais j’avais un bon chassepot à la main, tout battant neuf, et je n’aurais pas troqué mon coin où soufflait la bise contre un fauteuil d’orchestre à l’Opéra. Mes camarades et moi, nous étions tous couchés sur le rempart dans l’herbe et la rosée, observant un silence profond et l’œil au guet. Mon attention était quelquefois distraite par des mouvemens qui se faisaient autour de nous. Deux compagnies de lignards firent abaisser le pont-levis, et filèrent, l’arme sur l’épaule, vers la gare du chemin de fer, où elles allaient prendre une grand’ garde. On entendait leurs pas dans l’ombre, et leur masse noire s’effaçait lentement dans une sorte d’ondulation cadencée.

Le froid pénétrant de la nuit se faisait sentir. Mes vêtemens de laine et mon capuchon lui-même s’imbibaient de rosée ; des frissons me couraient sur la peau. Dix heures sonnèrent, puis onze. Rien ne bougeait dans la plaine. Mes yeux se fatiguaient à regarder la nuit. Je me serais peut-être endormi sans le froid glacial qui du bout de mes pieds trempés dans l’eau montait jusqu’à mes épaules. À droite et à gauche, les corps inertes de mes compagnons de garde s’allongeaient pesamment dans le gazon terne et détrempé. De temps à autre, des monosyllabes rudes sortaient de leurs lèvres, puis tout rentrait dans le silence. Minuit arriva ; toutes les oreilles en comptèrent les douze coups. Mon enthousiasme s’était adouci.