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En même temps qu’elle recrutait des partisans plus ou moins sympathiques, l’insurrection voyait ses adversaires les plus décidés lui laisser le champ libre. L’émigration commença dans les plus larges proportions dès la première semaine. Les uns fuyaient simplement par un sentiment de frayeur qui n’était que trop excusable; d’autres cédaient à un mouvement plus réfléchi. L’impuissance complète où ils se sentaient de rien faire pour le bien public les justifiait à leurs yeux de pourvoir avant tout à leurs intérêts personnels et au salut de leurs familles. Parmi les plus généreux et les plus droits, beaucoup estimaient qu’il n’y a qu’une façon honorable de protester contre des crimes que l’on ne peut empêcher : c’est de ne pas les autoriser en quelque sorte par sa présence. Tel semblait être en effet le rôle humiliant auquel étaient réduits les honnêtes gens que leurs devoirs, leurs intérêts, la médiocrité de leur fortune ou une certaine insouciance retenaient à Paris. Que pouvaient désormais quelques milliers d’hommes sans liens, sans direction, dont la plupart étaient découragés par une série inouïe de malheurs, et dont beaucoup, malgré les leçons qu’ils avaient reçues, étaient encore sous l’influence, non, comme on l’a dit, du luxe anglais et de la corruption italienne, mais de ce qu’il faut appeler de son vrai nom la décadence de la France impériale? Cependant ces honnêtes gens, qui se sont laissé accuser de couardise, manifestèrent dès le premier jour leur dégoût pour la plus ignoble des révolutions, et dès le suivant ils se préparèrent à la résistance. Dans tous les lieux publics, la réprobation s’exprimait sous la forme la plus vive. Des discussions s’engageaient devant les barricades elles-mêmes entre leurs gardiens armés et les hommes d’ordre sans armes, qui savaient souvent se faire écouter. Le Journal officiel dont l’insurrection s’était emparée comme de tous les instrumens de gouvernement, signalait lui-même les « groupes de vingt-cinq, cinquante et même cent personnes » qui se formaient sur les boulevards et s’y tenaient « en permanence, discutant, gesticulant et gênant la circulation.» — «Chaque groupe, ajoutait-il, possède quatre ou cinq orateurs en plein vent qui tiennent l’attention des auditeurs. Ces orateurs, presque tous réactionnaires, s’appuient sur ce thème, que ce qu’il faut maintenant, c’est le travail, et que le nouveau gouvernement est incapable d’en donner. » Ces premiers actes d’opposition trouvèrent un écho dans la presse, non-seulement sous la forme de critiques plus ou moins acerbes, mais sous celle d’une protestation collective à laquelle eurent le courage de s’associer les organes de toutes les opinions avouables, depuis les plus rétrogrades jusqu’aux plus radicales. Le terrain commun sur lequel se plaçaient tous ces journaux, c’était le respect de la souveraineté nationale, que représentait seule l’assemblée réunie à Versailles. Ils