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Peu de princes ont été flattés autant que César, et rien ne démontre mieux combien Rome était mûre alors pour la servitude que de voir la bassesse publique atteindre du premier coup des hauteurs que dans la suite il lui fut très difficile de dépasser. À chaque victoire du dictateur, le sénat imaginait pour lui des distinctions nouvelles. Après avoir épuisé les dignités humaines, il fut bien forcé d’en venir aux honneurs divins. On donna son nom à l’un des mois de l’année ; on décida que son image figurerait dans ces processions solennelles où l’on portait au cirque celles des dieux sur des chars de triomphe, qu’on fonderait un nouveau collège de prêtres qui s’appelleraient les Luperci Julii, qu’on jurerait par sa fortune, qu’on célébrerait des fêtes pour lui tous les cinq ans, enfin qu’on lui élèverait une statue avec cette inscription : C’est un demi-dieu. La dernière année de sa vie, on alla plus loin encore ; il ne suffit plus d’en faire un demi-dieu, on décréta que c’était un dieu véritable et l’égal des plus grands, qu’on lui bâtirait un temple, et qu’on l’adorerait sous le nom de Jupiter Julius. César eut l’air d’accueillir avec joie tous ces honneurs ; mais ce n’étaient en somme que de basses flatteries dont personne n’était dupe, ni ces patriciens sceptiques qui les accordaient avec tant de complaisance, ni ce pontife épicurien qui paraissait les accepter si volontiers. Le seul effet de toutes ces adulations fut d’accoutumer l’opinion à l’idée que César devait être un dieu. En réalité, ce n’est pas à la servilité du sénat qu’il dut son apothéose, c’est à l’enthousiasme du peuple.

Le peuple l’aimait véritablement. Lorsque, le soir des ides de mars, on vit passer cette litière portée par trois esclaves qui contenait son cadavre, avec ce bras sanglant qui pendait, personne, dit un contemporain, ne resta les yeux secs ; devant les portes des maisons, dans les rues, au sommet des toits, on n’entendait que des gémissement et des sanglots. La scène des funérailles porta cette douleur au comble. La foule s’était rassemblée en armes au Forum ; le corps, étendu sur un lit d’ivoire couvert de pourpre et d’or, avait été placé devant la tribune, dans une sorte de chapelle improvisée qui représentait le temple de Venus genetrix. À la tête du lit s’étalait la robe ensanglantée. Dans le cortège, des musiciens chantaient des chœurs ou des monologues de tragédies choisis exprès pour la circonstance : on remarqua surtout ce vers de Pacuvius, dont l’application était facile à faire : « Faut-il que j’aie conservé la vie à des gens qui devaient me l’ôter ! » Antoine, pour toute oraison funèbre, se contenta de lire ces sermens que le sénat avait faits de défendre César jusqu’à la mort, ces décrets par lesquels on lui accordait toutes les dignités humaines et les honneurs divins ; il les commentait d’une voix inspirée, et, pour rappeler au peuple