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guerre de Maupertuis, l’évêque de Châlons avait fait craindre cette tentative de jonction. L’appréhension n’était point vaine, et le chroniqueur en témoigne. Quoi qu’il en soit, ayant reçu la nouvelle de la bataille, Philippe de Navarre et Lancastre, qui commettaient des fautes de légèreté tout comme les Français, voulurent faire une excursion en Angleterre pour complimenter le roi Edouard, et s’en remirent à Godefroi de Harcourt du soin de tenir frontière à la châtellenie de Saint-Sauveur-le-Vicomte. La pensée en fut fatale à la cause de Navarre et surtout au fameux capitaine qui était la terreur de ces contrées.

La puissante maison de Harcourt, de vieille souche normande, était engagée depuis les commencemens de cette guerre dans le parti de l’Angleterre, et surtout dans celui de la maison d’Évreux, avec laquelle des liens intimes l’unissaient. Par ses vastes domaines, par le nombre de ses vassaux, par son influence sur la noblesse de Normandie et par les grandes qualités militaires de sa race, elle apportait un appoint considérable aux forces étrangères en lutte avec les Valois. Les d’Harcourt en avaient beaucoup souffert dans leurs personnes et dans leurs biens. Aux sanglantes exécutions avaient succédé des arrêts de bannissement qui ne leur avaient point été ménagés ; mais leur résistance énergique et passionnée semblait se retremper dans le sang de ses guerriers. Le chef actuel de leur maison, Godefroi de Harcourt, est une grande et tragique figure du moyen âge. Sa redoutable épée et son manoir de Saint-Sauveur jouent un grand rôle dans l’histoire du temps. Il était l’âme de la ligue anglo-normande contre les Valois, et poursuivait sans trêve ni merci la vengeance des justices du roi Jean au vieux châtel de Rouen. Tel était le personnage qui défendait à cette heure les positions anglaises et navarraises de Normandie[1].

Un capitaine bien inspiré, Robert de Clermont, lieutenant du dauphin en Normandie, eut l’heureuse pensée de profiter de l’isolement momentané de Godefroi de Harcourt pour l’attaquer. Cette brusque agression déconcerta le valeureux guerrier, qui croyait les Valois trop occupés à Paris pour songer à lui donner la chasse au Cotentin ; elle réussit à merveille, « et fu, dit le moine de Saint-Denis, Mgr  Godefroy desconfit et occis en la bataille, et ceux de sa compaignie, et de huit cents hommes qui étoient des gens d’armes dudit Mgr  Philippe de Navarre avec ledit Mgr  Godefroy, n’en eschappa nul ou peu. » La mort héroïque de Godefroi est une des épopées chevaleresques de l’époque. Froissait l’a racontée avec un art admi-

  1. L’Histoire du château de Saint-Sauveur, de M. L. Delisle, contient toute l’histoire de Godefroi de Harcourt.