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Maupertuis. Il avait baillé son destre gant au chevalier Denis de Morbecque pour être conduit à son cousin le prince de Galles ; mais d’autres prétendaient avoir coopéré à la prise, et le prince de Galles, ainsi que Jean Chandos, étaient éloignés de l’endroit où se passait la scène. La bataille finie, ils étaient en inquiétude touchant la personne du roi de France, qu’ils supposaient mort ou prisonnier, et ils avaient envoyé deux grands barons anglais en chercher des nouvelles. Ceux-ci, partis au galop, aperçurent bientôt « une grand’flotte de gens d’armes tous à pied, et qui venoient moult lentement ; là étoit le roi de France en grand péril, car Anglois et Gascons l’avoient ja tollu à monseigneur de Morbecq, et disoient les plus forts : Je l’ai pris, je l’ai pris… Les deux barons, quand ils virent cette foule, férirent des éperons, vinrent jusques là, et demandèrent : Qu’est-ce là, qu’est-ce là ? Il leur fut dit : C’est le roi de France, qui est pris, et le veulent avoir plus de dix chevaliers et écuyers. Adoncques, sans plus parler, les deux barons rompirent à force de chevaux la presse, firent toutes manières de gens aller arrière, et leur commandèrent, de par le prince et sur la tête, que tous se traissent arrière, et que nul ne l’approchast, si il n’y étoit ordonné et requis. Lors se partirent toutes gens qui n’osèrent ce commandement briser, et se tirèrent bien arrière du roi et des deux barons, qui tantost descendirent à terre, et inclinèrent devant le roi tout bas, lequel roi fut moult lie de leur venue, car ils le délivrèrent de grand danger[1]. »

Il paraît en effet qu’un écuyer de Gascogne, Bernard de Troie, et un chevalier du même pays, Goubert de Boyville, disputèrent vivement, sur le champ de bataille d’abord, puis devant les tribunaux anglais, à Denis de Morbecque la capture du roi Jean et le bénéfice de sa rançon, nonobstant la déclaration du roi de France, favorable à ce dernier. Edouard III liquida d’autorité souveraine la valeur de la rançon, fit compter à Morbecque une somme à titre de provision, et consigna le solde litigieux, sur l’attribution duquel une cour anglaise dut prononcer ; Edouard se substituait ainsi lui-même aux droits des capteurs sur la prise du roi Jean. On trouve dans les Actes de Rymer des pièces fort curieuses de la justice britannique à cet égard[2]. L’affaire n’était point encore jugée le 13 juin 1363,

  1. Froissart, 1, 2, 45, p. 357, Buchon.
  2. Je ne résiste point à rapporter ici l’une des pièces de ce procès, à savoir les Litterœ testimoniales du roi Edouard, délivrées en 1357 à Denis de Morbecque, qui n’avait pas encore obtenu de sentence définitive en 1360, lorsqu’il mourut. Un procès-verbal du 13 janvier de cette même année constate son état agonisant, qui l’empêche de se rendre devant le chancelier. — Rymer, III, I, p. 161, et ibid., p. 193.
    Litterœ testimoniales pro Dionyso de Morbeke super captione adversarii de Francia (ainsi est désigné le roi Jean dans les actes anglais jusqu’à la paix de Brétigny).
    « Le roy, à touz ceux ’qi cestes lettres verront ou orront salutz, savoir vous faisons,
    « Que nostre adversaire de France ad overtiment reconneu que le jour de la bataille de Poytiers, il se rendy a nostre bien amé bachiler Denjs de Morbeke, et luy donna sa foy, dont le dit Denys, qui lors estoit nous et demoure à nostre partie, rendy le corps de nostre dit adversaire, et délivra en garde à nostre très chier ainsnez fils, Edward, prince de Gales, adonques chevenstein de nostre houst en celle journée, come il estoit tenuz de sa lealté et par la loy d’armes, et puys, après que le dit Denys estoit venuz a nostre présance purement, franchement, de sa greable volente, et saunz aucune covenance ou paction précédente, il nous rendy et donna, et aussi transporta à nous tout le droit, claim, et demande, q’il avoit et avoir povoit en la parsone de nostre dit adversaire par la susdite cause, rienz en ce reservant à lui, — et à ce rendy et restably à nostre dit adversaire sa foy, et luy en quita de tout ce q’a luy partiegnoit, ou pouit demander, par la cause susdite, en condicion que nostre dit adversaire se rendrait à nous loial prisonnier, et pour ce nous en donnast sa foy, come il avoit fait au dit Denys, le susdit jour de la bataille. — Et toutes cestes choses nostre dit bachiler a fait en gardant bien son honur et sa lealte, et come il estoit tenuz par la loy d’armes. — En tesmoignage des queles choses, etc.
    Donné en nostre palays à Westmonstier, le XX jour de décembre (1357).