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demeures, comme ils en avaient et comme ils en ont encore l’habitude, aux premiers rayons du soleil levant, les Athéniens eurent une étrange surprise : chacun trouva mutilé l’hermès le plus voisin de sa porte, celui que plusieurs fois par an il arrosait de libations et couronnait de guirlandes. Beaucoup purent croire d’abord que c’était là un attentat isolé, la criminelle plaisanterie de quelque ivrogne du quartier ; mais on allait quelques pas plus loin, et l’on trouvait un autre hermès dont les attributs avaient été aussi cassés à coups de marteau, la tête brisée ou défigurée. Bientôt on sut que dans toute la ville il n’y avait qu’un seul hermès auquel eussent été tout à fait épargnés ces outrages, c’était celui qui se dressait devant la maison paternelle d’Andocide. Il portait le nom de la tribu Egéide, qui l’avait élevé et consacré à ses frais[1]

Il est plus que difficile, il est impossible de s’associer pleinement aux sentimens religieux des hommes nourris dans des croyances tout autres que celles où l’on a été élevé soi-même. Il y a plus : quand on vous expose les motifs qui ont excité chez des personnes professant une autre foi que la vôtre des émotions violentes de tristesse ou d’enthousiasme, d’espérance ou de désespoir, vous êtes presque toujours porté au premier moment à vous étonner que de pareilles bagatelles aient pu remuer aussi profondément l’âme humaine. De là, dans l’histoire telle qu’on l’écrivait autrefois, bien des jugemens précipités, étroits, injustes. De nos jours seulement, on est arrivé à comprendre que, pour ne pas être tout à fait injuste envers les hommes d’un autre temps, il fallait commencer par tâcher de se refaire une âme semblable à la leur ; il fallait par un effort de science et d’imagination se mettre, ne fût-ce que pour un instant, dans leur situation d’esprit et de cœur. On n’y arrive pas, on n’y arrivera jamais de front ; mais la critique, telle que notre siècle l’a vue naître, y parvient par une voie détournée et par toute une série d’échelons. Tout ce qui a vraiment été pensé et senti par l’homme, à quelque époque que ce soit, un autre homme peut et pourra toujours le faire revivre en lui-même ; il ne s’agit pour y réussir que de suivre le bon chemin, et de faire l’effort nécessaire. Ainsi nous avons quelque peine à comprendre l’épouvante jetée dans Athènes par la mutilation des hermès. Pour nous y aider, représentons-nous ce qu’éprouverait aujourd’hui encore une ville

  1. Thucydide, ce témoin si digne de foi, dit seulement que la plupart des hermès (οί πλεῐστοι) furent mutilés ; mais le témoignage d’Andocide, faisant appel aux souvenirs des Athéniens une vingtaine d’années après l’événement, est tellement positif, qu’il me paraît difficile de le révoquer en doute. Il serait possible que, dans la hate inséparable d’une pareille entreprise, les sacrilèges n’eussent que légèrement atteint plusieurs autres hermès ; mais celui dont parle Andocide aurait seul tout à fait échappé.