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en voiture pour leur montrer les paysages du canton, les monumens historiques, le château des Habsbourg. Enfin, comme il y avait parmi ces hôtes de la Suisse, en certains endroits (confessons toutes nos hontes), 57 illettrés sur 100, des hommes zélés se dévouèrent de bon cœur pour leur apprendre à lire, d’autres leur faisaient des conférences, les troubadours et les jongleurs ambulans leur récitaient des vers. Tout le monde s’en mêlait avec une humanité charmante. Quelques internés demandèrent un soir à une femme, pour la nuit, l’abri de l’auvent de sa maison. « Comment voulez-vous, répondit-elle, que je dorme bien de l’autre côté du mur, vous sachant si mal de celui-ci ? » Aussi quelle gratitude ! Un malade dit un matin à la protestante qui le soignait, et qui dut sourire de la comparaison : « J’ai rêvé cette nuit que vous étiez la sainte Vierge ! » Une bonne vieille, qui du fond de l’Auvergne était venue à pied, son parapluie rouge sous le bras, dans un village bernois pour voir son petit-fils, ne voulut prendre de repos qu’après avoir trouvé un interprète pour remercier les habitans « au nom de toutes les mères. »

En revanche, les Allemands s’irritaient fort de cette charité qui secondait pourtant et soulageait la leur. Leurs journaux étaient pleins de violences contre les petits-cantons et « leurs mandarins » qui aimaient tant la France ; on les accusait de recevoir mal les ambulances prussiennes, d’insulter les uniformes badois, de discuter les victoires germaniques, de s’être fait accorder à Versailles, pendant le siège, des saufs-conduits qu’ils vendaient fort cher aux Parisiens, si bien qu’en voyant l’inondation de l’armée de l’est, ces journaux ne se sentirent pas de joie. « Nos complimens à la Suisse, dit la Gazette d’Ulm, pour ces hôtes inattendus ; nous lui en souhaitons le double… Une petite leçon ne pourra faire aucun mal à ces messieurs d’outre-lac… Il n’est pas douteux que ces 80,000 Français vont devenir une calamité pour la Suisse, car elle n’est pas préparée à recevoir tant de monde ; mais c’est là précisément ce que nous désirons. » L’Allemagne comptait donc sur beaucoup d’embarras, de difficultés, elle a été déçue ; tout s’est passé le plus tranquillement du monde, et le petit pays neutre qui avait sur les bras tant de charges, ses propres soldats et leurs familles à soutenir, ses ouvriers sans travail constamment excités par l’Internationale, les Suisses de Paris auxquels il envoya près de 300,000 francs, put recevoir sans trouble ni confusion ce torrent d’hommes. Après deux mois passés ensemble, dans l’intimité de la vie de famille, les prisonniers et leurs gardiens se sont quittés les larmes aux yeux comme de vieux amis. Aujourd’hui les internés sont tous rapatriés ; ils n’ont laissé derrière eux que les malades, qui reviennent peu à peu, voyageant à petits pas, et ceux qui ne reviendront plus, peu