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l’atelier ou la maison pour une question qui leur importait peu. L’ambition des Hohenzollern les forçait à courir en armes sur les cimes du Jura par des sentiers de chèvre et un froid de loup, à supporter les marches forcées, les services pénibles, les fatigues, les privations, les souffrances des combattans, à demeurer aux frontières, même après l’internement de l’armée de l’est, pour veiller à chaque passage, arrêter les débandés qui entraient encore, les impatiens qui voulaient sortir, confisquer les armes, les munitions, ramener les chevaux : tout cela, parce qu’ils étaient neutres ! Plus tard, ils eurent encore à reconduire jusqu’à l’entrée de la France tous ces prisonniers libérés ; ils firent pourtant leur devoir avec beaucoup de patience et de bon vouloir, car ils avaient vu de près les terribles effets de l’indiscipline. Ajoutons qu’en Suisse, lorsque les troupes sont debout, tout le monde en souffre, les bras manquent à la terre, les ateliers chôment, les femmes et les enfans qui restent sont exposés à mille privations : il fallut donc prévenir ou réparer ces misères, et tous se mirent à l’œuvre, toutes les familles eurent du pain. Ajoutons aussi qu’à défaut de casernes les militaires qu’on déplace doivent être logés chez les bourgeois ; encore une corvée à subir afin que le roi de Prusse pût devenir empereur d’Allemagne. Eh bien ! ici encore éclatait l’hospitalité, la fraternité nationale ; le confédéré en uniforme était accueilli partout comme un hôte, quelle que fût sa condition, on se serrait pour lui faire place, on l’admettait partout à la table de famille, on le fêtait enfin, on l’amusait comme l’enfant gâté de la maison.

Mais ce fut surtout avec nos internés que les populations furent admirables. Nous ne pouvons rappeler qu’en courant les secours qu’ils trouvèrent partout, les bains qu’on leur faisait prendre, le linge, les vêtemens, les chaussures qu’ils recevaient de toutes mains, leur installation dans les établissemens publics, leurs repas de chaque jour, ces tranches de viande qui étonnaient si fort les inspecteurs français, la douceur, la patience des officiers fédéraux qui commandaient nos soldats, le zèle des médecins suisses, « qui seuls ont traité nos malades ; » mais ce qui nous a le plus frappé, c’est ce « tout le monde » qui a plus de charité que les philanthropes de profession. Dès la première heure, pendant ce défilé lamentable que nous avons essayé de décrire, la foule bordait les routes, les mains pleines de cigares, de vivres, de liqueurs ; au Val de Travers, où il n’y avait pas de locaux disponibles pour recevoir tant de gens, la population ouvrit toutes ses portes : les granges, les écuries, les maisons, furent remplies de Français. Il y aurait des volumes de traits touchans à citer. Ici, c’est une vieille blanchisseuse livrant son unique chambre à six hommes, et passant la nuit dans sa cuisine à laver et à sécher leur linge pour le lendemain. Là, c’est une pauvre