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par une interpellation de votre collègue Urbain à la commune ? — Le citoyen Rigault sourit alors de l’air d’un homme sûr de sa supériorité. — Urbain, me répondit-il avec une nuance de dédain, je ne crains pas du tout ses interpellations, je ne crains aucune interpellation. L’affaire ne viendra que quand vous me ferez signe. — Sur cette parole peu académique et toute parisienne ; je pris congé de mon redoutable interlocuteur, et je le remerciai en lui promettant de ne pas « lui faire signe » de sitôt.

« En sortant du palais, je remontai en voiture, et je me fis conduire à Mazas. Je demandai à voir l’archevêque dans sa cellule et non au parloir des avocats ; cela me fut accordé de bonne grâce. — Il est bien malade, me dit le gardien en chef. — En effet, en entrant dans la cellule du pauvre archevêque, je fus frappé de son air de souffrance et de son abattement. Grâce au médecin de la maison, on avait remplacé par un lit le hamac réglementaire des détenus. Il était couché tout habillé, les moustaches et la barbe longues, coiffé d’un bonnet noir, vêtu d’une soutanelle usée sous laquelle passait un bout de ceinture violette, les traits altérés, le teint très pâle. Au bruit que je fis en entrant, il tourna la tête. Sans me connaître, il devina qui j’étais, et me tendit la main avec un sourire doux et triste, d’une finesse pénétrante. — Vous êtes souffrant, monseigneur, et je vous dérange. Voulez-vous que je revienne un autre jour ? — Oh ! non. Que je vous remercie d’être venu ! Je suis malade, très malade. J’ai depuis longtemps une affection de cœur que le manque d’air et le régime de la prison ont aggravée. Je voudrais d’abord que vous pussiez faire retarder mon affaire, puisqu’ils veulent me juger. Je suis hors d’état d’aller devant leur tribunal. Si l’on veut me fusiller, qu’on me fusille ici… Je ne suis pas un héros, mais autant mourir ainsi qu’autrement. — Je me hâtai de l’interrompre. — Monseigneur, lui dis-je, nous n’en sommes pas là. — Et je lui rapportai, en insistant sur tout ce qui le pouvait rassurer, la conversation que j’avais eue avec Rigault. En causant ainsi, M. Darboy s’animait, s’égayait même peu à peu. Il développa en quelques mots des idées qu’il jugeait utiles à sa défense. — Je ne sais, me dit-il, d’où vient leur animosité contre moi. J’ai encouru, à cause de mes idées sur certains sujets, la défaveur de la cour de Rome. Lorsque en 1863 je fus appelé à l’archevêché de Paris, j’exposai à l’empereur mes idées sur la séparation de l’église et de l’état ; je le priai de s’occuper du clergé le moins possible, et depuis j’ai toujours évité de parler dans mes actes publics de l’empereur et de son gouvernement. Après mon arrestation, on m’a fait subir des interrogatoires ridicules. Ce Rigault ou Ferré m’a dit que j’avais accaparé les biens du peuple. — Quels biens ? lui ai-je dit. — Parbleu, les églises, les vases, les ornemens. — Mais, ai-je répondu, vous ne savez pas ce dont vous parlez : les vases, les ornemens, tout ce qui sert au culte ap-