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obtenir de défendre ces malheureuses en nobles victimes de la fureur démagogique, a bien voulu nous laisser profiter de ses notes sur ses démarches auprès de nos seigneurs et maîtres, et de sa visite à Mazas. M. Rousse a consacré ses premiers efforts à la défense de M. Chaudey. Voici le récit de sa visite au ministère de la justice ; laissons-le parler lui-même.

«… Comme j’ouvrais la porte de l’antichambre du ministère de la justice, deux hommes en sortaient, portant, accroché en travers d’un bâton, un seau rempli de vin. L’un d’eux me salua comme une connaissance. Après quelques mots échangés, il me dit qu’il est à la chancellerie depuis sept ans, qu’il y est entré sous le règne de M. Baroche. Voyant que la salle d’attente est pleine de monde, je prie ce brave homme de faire passer ma carte à M. Protot. Au bout d’un instant, je suis introduit par cet huissier improvisé, bras nus et le tablier retroussé, dans le cabinet du garde des sceaux, et c’est bien le cabinet où ont passé les plus hautes gloires de notre magistrature. Dans cette grande pièce pleine de si imposans souvenirs, une demi-douzaine d’individus très sales, mal peignés, en vareuse, en paletot douteux ou en blouse d’uniforme, remuaient des papiers entassés pêle-mêle sur des tables, sur les chaises et sur les planchers. Devant le grand bureau de Boulle, j’aperçus un long jeune homme de vingt-quatre à vingt-cinq ans, mince, osseux, sans physionomie, sans barbe, sauf une ombre de moustache incolore, en bottes molles, veston râpé, sur la tête un képi de garde national orné de trois galons. J’étais devant le garde des sceaux de la commune ; il se tenait debout, des lettres à la main. En me voyant, il parut fort gêné, devint très pâle, et m’invita très poliment à m’asseoir, pendant que ses secrétaires continuaient à dépouiller la correspondance. — Monsieur Protot, lui dis-je, vous pressentez sans doute l’objet de ma visite. Je viens vous parler de M. Chaudey ; il y a quelques mois (car les révolutions vont vite), vous avez été l’objet d’une perquisition, vous avez été sous le coup d’un mandat d’arrêt. Vous étiez avocat, le conseil de l’ordre a dû s’émouvoir ; il a nommé un rapporteur, M. Lacan, pour suivre cette affaire, et au besoin vous venir en aide. Aujourd’hui que vous êtes au pouvoir, et que vous faites arrêter un confrère, vous devez trouver naturel que le bâtonnier vienne vous demander quelques explications. — Mais, monsieur, ce n’est pas moi qui ai fait arrêter le citoyen Chaudey, c’est le délégué à la sûreté. — Ah ! j’en suis très heureux ; mais vous êtes délégué à la justice, vous êtes dans le cabinet du ministre de la justice ; vous devez, j’imagine, être consulté sur les arrestations et les conséquences qu’elles entraînent. — Oui, monsieur. Je ne connais pas bien l’affaire de M. Chaudey. Il paraît qu’il a fait partie de la manifestation des amis de l’ordre dans la rue de la Paix. — Ah ! eh bien ! cette fois du moins ce n’est pas lui qui a commandé le feu. C’est sur lui qu’on aurait tiré au contraire.