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férait à chaque garde national le droit d’arrêter ceux qui n’en seraient pas pourvus.

Les actes répondaient aux décrets ; la loi sur les réfractaires était exécutée avec une rigueur implacable. Les jeunes hommes étaient arrêtés en pleine rue, dirigés sur les forts, ou incarcérés. Des quartiers entiers étaient occupés militairement pour cette chasse à l’homme. Tandis que, par l’ordre du comité de salut public, la pioche était mise à la chapelle expiatoire, qui a du reste peu souffert, grâce à la rapidité des événemens, la colonne Vendôme tombait le mardi 16 mai. Ceux qui ont assisté à cette scène ne l’oublieront pas. Une foule immense se presse dans les rues avoisinant le monument ; elle est visiblement partagée : les protestations deviennent plus énergiques à mesure que le canon de Versailles se rapproche. Il eût suffi d’un seul mouvement de ces masses frémissantes pour balayer la place de ces brigands cosmopolites qui, en face de l’étranger vainqueur, peut-être à sa solde, viennent insulter notre gloire nationale. Le soleil d’Austerlitz éclaire cette profanation de la grande armée. Un lit de fumier a été préparé pour recevoir la colonne, qui s’affaisse tout d’un coup comme le grand mât d’un navire en perdition. Le drapeau tricolore avait été attaché à son faîte pour partager l’outrage ; il est tombé au son de cette Marseillaise qui avait inspiré ses gloires, et à sa place flotte la loque ronge qui s’est toujours teinte dans le sang de la guerre civile. Un officier à cheval s’écrie : « Nous avons fait ce que les Prussiens eux-mêmes n’ont pu faire en 1815 ! » C’était bien le mot de la situation. Au même moment, on pillait et démolissait par l’ordre du comité de salut public la maison de M. Thiers ; cet illustre foyer où avait passé toute l’Europe intelligente tombait pierre par pierre. Les prétoriens avinés de la commune doublaient leurs gardes, car ils sentaient que ce spectacle pourrait bien faire déborder l’indignation.

Il en est un plus hideux encore que le comité de salut public a tenu à donner pendant les derniers jours de son pouvoir, c’est l’assassinat juridique des malheureux otages. J’ai été l’un des rares témoins de ce crime bien inutile, puisqu’on devait recourir à la voie abrégée du massacre. Le grand jury d’accusation ne s’est réuni que deux fois, le vendredi 19 mai et le samedi 20. J’ai assisté aux deux séances. On se souvient du dispositif de la loi, qui composait le jury de délégués de la garde nationale appelés à prononcer sur le sort de leurs ennemis politiques. La section à laquelle Raoul Rigault avait réservé son éloquence se tenait dans la nouvelle et magnifique salle des assises.

Au premier coup d’œil, on eût cru assister à une vraie solennité judiciaire. Les jurés étaient gravement assis au banc des conseillers ; par une inadvertance dont les ordonnateurs s’excusèrent avec con-