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soldats rapportaient à moitié dépecé le cadavre d’un cheval de l’état-major pour en faire le festin de leur trahison, tandis que des mégères du quartier racontaient que l’on avait aux buttes Montmartre un otage dans la personne du général Lecomte. Telle fut la digne aurore d’une révolution de ruisseau ! Je parcours la ville avec l’espérance de voir se lever les bataillons qui, au 31 octobre et au 22 janvier, avaient fait leur devoir. Le rappel retentit en vain ; quelques hommes dévoués se rassemblent seuls. La grande cité est triste et lasse à mourir du siège et de sa douloureuse conclusion. Elle ne sent pas une direction ferme, elle flotte un moment indécise autant qu’inquiète. C’est ce moment qui l’a perdue. Revenu au boulevard Pigalle, j’entends une clameur furieuse ; j’aperçois un vieillard à cheveux blancs traîné par une escouade de gardes nationaux : un cri de mort l’accompagne, tandis qu’il disparaît du côté des buttes. C’est le général Clément Thomas que l’on va fusiller avec le général Lecomte. Il faut avoir vu grimacer ces figures repoussantes, portant la trace d’une double ivresse, pour connaître cette terrible colère d’une multitude qui n’est plus qu’un sauvage et brutal élément, sans réflexion, sans conscience et sans pitié. Les barricades se multiplient, et gagnent de proche en proche l’intérieur de la ville avec d’autant plus de facilité que personne ne les attaque. Le gouvernement s’est retiré sur Versailles pour préserver de la contagion ce qui lui reste de troupes.

Le soleil du 20 mars se lève splendide pour illuminer la prise de Paris par la démagogie. Le drapeau rouge flotte sur l’Hôtel de Ville ; la garde nationale occupe tous les postes, et défend les barricades. Elle imagine même d’imposer aux passans un droit de péage sous la forme d’un pavé à déposer sur la forteresse improvisée. On peut déjà s’apercevoir qu’elle compte plus d’un adhérent forcé ; sur un refus énergique de porter mon pavé à une barricade, un garde national de faction me dit : « Eh bien ! vous avez raison. » La prise de possession du pouvoir par l’insurrection fut officiellement signifiée par les affiches du comité central, qui invitait les électeurs à nommer la commune le mardi 22 mars. Si quelque chose pouvait étonner encore, on se fût récrié sur la diversité des signataires au bas d’affiches identiques ; les unes portaient la désignation du « comité de la garde nationale, » les autres étaient faites au nom de la « fédération républicaine, » dont on n’avait pas entendu parler. Il paraît qu’il y eut fusion entre les deux délégations, qui ne savaient pas elles-mêmes exactement ce qu’elles représentaient. On mit sur les affiches fédération républicaine de la garde nationale, et tout fut dit. Ce comité prétendait émaner des libres élections de la garde nationale. On n’a jamais su quand et comment ces élections s’étaient faites ; mais les pouvoirs révolutionnaires n’y regardent pas de si