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à l’Hôtel de Ville, d’où le même peuple qui les y portait ce jour-là devait les chasser quelques semaines après. Pour cela, il ne fallait qu’un peu de courage moral ; on en manqua : « il était trop tard, » dites-vous, en répétant le mot banal de toutes les révolutions. Oui, trop tard pour ceux qui avaient fait leur programme d’une journée, et qui voulaient que ce programme fût rempli.

Combien les résultats eussent été différens dans le présent et dans l’avenir ! Si l’on consulte les impressions et les souvenirs les plus sincères, il n’est pas douteux qu’un vote unanime eût délégué les pleins pouvoirs à M. Thiers, investi par les événemens d’une sorte de magistrature publique de bon sens et de raison. M. Thiers se serait associé dans son œuvre quelques-uns des noms choisis parmi les plus indépendans et les plus populaires de l’assemblée. On se serait ainsi retrouvé, avec beaucoup moins de trouble et peut-être moins de catastrophes, au point juste où nous a ramenés la logique des événemens, avec cette grande expérience politique et cette grande autorité pour nous guider à travers nos désastres, pour nous en épargner quelques-uns peut-être ! Ce genre de révolution aurait obtenu la confiance du pays tout entier, sauf les partis violens, au lieu de lui imprimer une secousse morale et une terreur dont il n’est pas encore revenu ; mais il y avait des impatiens qui avaient préparé l’événement à leur profit, ou pour crier : Vive la république ! Il y avait des défians qui craignaient que le nom de M. Thiers ne jurât trop avec la forme de leur choix. Insensés qui ne voyaient pas que ce nom était la seule garantie qui pût la faire accepter par le pays, ce nom représentant le maximum de république qu’il pût en ce moment supporter.

Nous avons entendu souvent dans les mauvais jours qui suivirent de près, quand déjà ils pliaient sous le poids des plus terribles circonstances, les triomphateurs du 4 septembre se plaindre amèrement de leur fardeau ; mais qui donc, si ce n’est eux-mêmes, les en avait chargés ? — Le peuple, disent-ils. Oui, le peuple spécial amené pour la circonstance, c’est-à-dire encore eux-mêmes et leurs amis. — Les hommes d’ordre se soumirent ; il n’y avait pas lieu de discuter devant le péril suprême de la nation, et c’est l’honneur du parti conservateur de n’avoir pas même protesté, de peur de diviser les dernières forces de la patrie. Ce fut un triste spectacle que cette fête au lendemain de Sedan ! Une partie de la population était en délire ; une autre regardait avec stupeur, comme dans un rêve. J’ai vu cette invasion de la chambre, et l’ovation à l’Hôtel de Ville, et la prise d’assaut des ministères sans combat ; j’ai vu cette joie insensée se répandre sur les places et dans les rues, comme si l’on oubliait que la patrie portait au sein une mor-