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scène de Rouen avec complaisance, et ajouté de piquans détails à ceux des chroniqueurs français.

On a reproché vivement cette violence au roi Jean. Pour quiconque a étudié les temps féodaux, elle n’a rien que d’ordinaire et de naturel. Aussi les contemporains, tout émus qu’ils ont été, n’en ont pas tété trop surpris, notamment les bourgeois de Rouen, témoins de l’exécution des comtes d’Harcourt et consorts. Le roi, de sa bouche, leur a dit que ces hauts barons étaient des traîtres à la France, et leur émoi s’est calmé. La violence des caractères est un des traits de la vie féodale, où tous les mouvemens de l’âme poussaient à l’extrême. La vie féodale touchait à la civilisation la plus exquise par la chevalerie ; elle touche à la barbarie par l’inexorable dureté de ses pratiques et de ses lois. Elle allait sans mesure à toutes les extrémités ; la violence et la générosité n’y avaient pas de illimités. La vie réglée, la conduite mesurée, soit des personnes, soit des affaires, sont d’un autre temps. Les grandeurs de la vie féodale se montrent même dans les enfans de race[1], chez lesquels les allures héroïques sont prononcées dès le jeune âge, en même temps qu’on y trouve des Charles le Mauvais. L’antiquité n’a rien de grand, de touchant, de poétique comme Conradin et Frédéric de Bade sur leur échafaud, et Philippe le Hardi auprès de son père à la bataille de Poitiers. Les Sinon sont dépassés par Charles de Navarre. L’animadversion démocratique appliquée à de pareils personnages n’a pas de sens ; elle manque d’intelligence et de justice. Appliquée au roi Jean appréhendant de sa main le roi de Navarre, elle n’a pas plus de raison. C’est l’époque qu’il faut haïr, non les personnes. Ce qu’était la vie féodale en France, elle l’était en Allemagne, elle l’était en Angleterre. Les habitudes, les penchans, les caractères des races dominantes, tétaient partout les mêmes. Nous les retrouvons chez les Habsbourg, chez les Wittelspach, chez les Luxembourg, chez les Plantagenets, tels que nous les voyons chez les Valois. La société féodale offre partout les mêmes phénomènes. Au xive siècle, ces mœurs faisaient place à d’autres dans les villes ; mais dans les châteaux, dans les hôtels, elles survivaient à la transformation sociale.

A tout prendre, les violences et les déportemens de la cour de France, dans la première moitié du xive siècle, ne peuvent être comparés à ceux de la cour d’Angleterre à la même époque. Aussi les sanglantes tragédies du château Gaillard en 1513, de la prison du Louvre en 1350, et du châtel de Rouen en 1356, avaient fait sur les contemporains moins d’impression que les tyrannies d’Edouard Ier

  1. Même observation pour les femmes, témoin la guerre de Bretagne, et par ces deux côtés l’héroïsme féodal est d’une nature plus élevée que l’héroïsme antique.