Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 93.djvu/500

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

avait été fort caressé par les Anglais, et, sous couleur de venir sur parole pour recueillir l’argent de sa rançon, il se présenta hardiment à l’hôtel de Nesle, chez le nouveau roi, « de qui il cuidoit être moult bien amés, ensi que il estoit ainçois que il fust roi. Sitôt que li roi Jehan le vist, il regarda sur lui, et puis li dist : Contes de Ghines, suivez moi ; li contes respondit : Monseigneur, volentiers. Lors l’emmena le roi en une cambre et li monstra une lettres, et li dist : Veistes vous oncques ces lettres-cy ? Li conestables fu durement surpris, et mua de couleur. Lors le roi se li dist : Ah ! ah ! mauvais traistres, vous avez mort deservi, et si morrès, » et, se retirant au palais, le roi fit arrêter le comte par le prévôt de Paris, et ordonna sa translation au Louvre, où trois jours après, « en la prison où il estoit fu descapité, dit le moine de Saint-Denis, présent le duc de Bourbon, le comte d’Armagnac, le comte de Montfort, et plusieurs autres qui, du commandement du roy, estoient là, et fu le dit conestables descapité, pour très grans et mauvaises traïsons que il avoit faites, lesquelles il confessa en la présence du duc d’Athènes, et de plusieurs autres de son lignage. » Froissart dit qu’il ne croyait pas que le comte de Guines, l’un des plus gracieux seigneurs de son temps, eût été traître et félon, et que « de ceste justice fu li rois durement blasmés. » Il est certain que cette violence, autorisée par le vieux droit féodal, qui faisait procéder toute justice du roi directement, parut regrettable, bien que méritée. La curiosité publique se perdit en conjectures sur cette lettre mystérieuse ; mais la peine était juste. La faute fut, dit du Tillet, si bien renseignée, que forme de justice n’y fut gardée, et le partage de la succession du comte augmenta les embarras du roi.

En effet, le roi Jean nomma connétable Charles d’Espagne, son intime ami et son cousin, qui en exerçait l’office depuis 1346, époque de la prise de Caen, par délégation du roi Philippe de Valois. Rien n’était plus naturel que cette promotion ; cependant Charles d’Espagne étant l’ami privé du roi, la jalousie des hauts barons s’en offusqua. L’indication de cette jalousie par les auteurs contemporains a été l’occasion d’une méprise singulière de la part de nos historiens modernes, grâce à l’insinuation de M. de Sismondi, qui n’a pas craint de prêter ici d’un ton discret au roi Jean une infamie que repoussent et le témoignage allégué de Villani et les mœurs de la chevalerie française. Il est bon que l’on voie jusqu’où la prévention peut égarer les esprits les plus honnêtes d’ailleurs. Selon M. de Sismondi et ceux qui l’ont suivi sur parole, Villani aurait dit que Charles d’Espagne était « un chevalier merveilleusement beau de visage et de nobles manières, » mais que le roi lui montrait un amour si particulier et si excessif, que ceux qui voulaient mal parler y cherchaient crime, et que cette intimité était