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pouvoir mieux s’en tirer qu’en classant en trois ou quatre familles les manuscrits connus de Froissart, et en offrant au lecteur, pour chaque chapitre des chroniques, les textes divers de ces différentes catégories d’exemplaires. Son Froissart n’est pas lisible pour les gens du monde ; mais le fastidieux travail qu’il n’a pas craint d’affronter rend un service immense à la critique historique. M. Siméon Luce, marchant dans la même voie, s’y est pris d’une autre manière, qui aura plus de succès auprès du lecteur français, et qui nous promet enfin un Froissart où le charme littéraire sera mis d’accord avec les droits de la vérité.

La couleur générale et dominante de la composition de Froissart est favorable à l’Angleterre ; mais sa partialité se dissimule sous un talent supérieur. L’habile chroniqueur voulait être lu par tout le monde. Son livre se divise, comme on sait, en quatre parties, qui sont comme autant d’ouvrages distincts animés d’un souffle particulier. Chacune de ces parties a été livrée au commerce en des temps différens et sous des influences diverses. Il était né à liège, et c’est là, auprès de la cour féodale de Hainaut, qu’il a pris ses premières impressions, déjà du reste engagées par son maître Jean Lebel, qui avait accompagné Jean de Hainaut en Angleterre, et pris auprès des Anglais ses mémoires pour l’histoire des guerres. De 1326 à 1356, Froissart a copié Jean Lebel, et n’a d’autre garant que lui. Il achevait à peine sa première partie en 1361, pour la présenter à la reine d’Angleterre, Philippa de Hainaut, mère du prince Noir, chez laquelle il obtint un grand succès, et qui l’a gardé à sa cour jusqu’en 1369. À la mort de la reine Philippa, Froissart fut recueilli à la cour de Robert de Namur, qui arrangea son existence, et auprès duquel il a vécu jusqu’en 1373, écrivant avec une âme tout anglaise et flamande sur des mémoires qui lui étaient fournis par des partisans d’Edouard III. Ce n’est qu’à partir de 1373, époque où il a passé à la cour de Blois, qu’une influence française a pu se remarquer dans la couleur de ses pinceaux. Les parties et les remaniemens composés à cette époque ont une teinte notablement adoucie par le désir de plaire aux Châtillon. C’est à travers ces diversités chronologiques et littéraires qu’il faut faire le chemin de la vérité historique, et la tâche n’est pas toujours aisée. On peut donc considérer Froissart comme un témoin anglais. Sous sa plume, la chronique est demeurée une œuvre d’art. Sous la plume des moines de Saint-Denis, la chronique est une magistrature. Les grandes chroniques de France n’ont point d’ambition littéraire ; mais elles respirent la sagesse.

On sait que dans tous les grands établissemens monastiques du moyen âge il y avait un moine, ordinairement le plus capable et le plus avisé, que l’ordre préposait à la rédaction de la chronique du