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aux vaincus, aux vainqueurs, à tous les malheureux, quel que fût leur uniforme, et ceci dans les vingt-deux cantons, dont le moindre hameau donnait le peu qu’il avait. C’était chaque jour, en faveur de ces infortunés, un concert, une conférence, une quête, une vente publique ; une de ces ventes rapporta en deux jours plus de 70,000 fr. Quel trait choisir dans cet immense élan de charité ? quelle ville distinguer sans faire injure à toutes les autres ? Dans l’impossibilité où nous sommes de tout dire, de tout indiquer même, insistons seulement sur deux points, Paris et Strasbourg.

À Paris, les Badois et les Bavarois s’étaient mis sous la protection du ministre suisse, M. Kern, qui obtint d’abord pour eux quelques tempérament ; mais près de 7,000 Bavarois et Badois, quand la trop juste crainte des espions et la violence déployée contre nos nationaux au-delà du Rhin firent décider l’expulsion des Allemands en masse, durent partir presque tous sans ressources : 5,500 d’entre eux, étant assistés et défrayés, coûtèrent d’abord une centaine de mille francs à la légation, puis plus de 125,000 francs à la confédération, qui n’a jamais été riche. Bien des Suisses de Paris, suspects à cause de leur langue, quittèrent aussi la France. Ceux qui purent rester firent leur devoir : on en vit aux remparts, car il leur fut permis de s’enrôler dans la garde nationale ; on en vit aux pompes, aux ambulances, partout où il y avait besoin de secours. Avant l’investissement, le conseil fédéral avait laissé à M. Kern pleine liberté d’aller à Tours ou de rester à Paris. Il répondit : « Je reste, et je partagerai jusqu’à la fin le sort de la colonie suisse. » Pendant le siège, il devint en plus d’une occasion le chef officieux du corps diplomatique, et fut chargé par ses collègues de plaider à Versailles la cause de l’humanité. Il le fit avec plus d’insistance que de succès, et ne put pas même obtenir la sortie des étrangers de la capitale bombardée. C’est en vain qu’écrivant à M. de Bismarck il parlait des femmes, des enfans, des vieillards, des neutres, frappés tout à coup par des obus « sans dénonciation préalable » dans l’intérieur de Paris, — c’est en vain qu’au nom des principes et des usages reconnus du droit des gens, il réclamait des mesures pour permettre aux étrangers de se mettre à l’abri, eux et leurs biens, » il lui fut répondu « qu’on ne pouvait se persuader que la réclamation fût fondée sur le droit international, que l’invitation de quitter Paris n’avait pas manqué aux neutres, qu’aucune loi ne forçait d’avertir les assiégés d’un bombardement, que Vattel autorisait la destruction d’une ville, si grande qu’elle fût, par les bombes et les boulets rouges, qu’il n’y avait enfin qu’un moyen de sauver les femmes, les enfans, les vieillards et les neutres : c’était la reddition de Paris[1]. »

  1. Dépêche de M. de Bismarck à M. Kern du 17 janvier 1871.