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toute-puissante, irresponsable, est de tous les corps politiques celui qui substitue le plus aisément son caprice à la volonté du pays.

L’erreur de Sieyès et de son parti a été d’autant plus fâcheuse, qu’elle se complique en France d’une autre illusion non moins funeste. Nous identifions le peuple et ses représentans ; il semble qu’en nommant des députés la nation abdique momentanément et remette entre leurs mains tous ses droits. Rien n’est plus ordinaire que d’entendre une assemblée s’intituler le peuple et parler de sa souveraineté. Louis XIV nous choque quand il dit : L’état, c’est moi, et cependant il avait raison de tenir ce langage aux étrangers, car lui seul représentait la France au dehors ; mais dans une assemblée unique il n’est pas de majorité de hasard qui, au jour de sa victoire, ne dispose du pays sans le consulter, en disant fièrement : Le peuple, c’est moi. Ainsi se fonde la tyrannie. Si jamais nous voulons établir une république durable, il faut en finir avec cette prétendue souveraineté de nos mandataires, il faut leur rappeler leurs devoirs beaucoup plus que leurs droits, et faire entrer dans les mœurs la maxime constitutionnelle que répétait Benjamin Constant, grand ami de la liberté, et par cela même grand ennemi de l’omnipotence parlementaire : La nation n’est libre que quand les députés ont un frein.

Dans ses Mémoires, qui contiennent de si curieux détails sur l’état des esprits durant la révolution, Lafayette nous apprend qu’en 1789 il était à peu près le seul député qui demandât deux assemblées électives. L’immense majorité de la constituante avait le fanatisme de l’unité. La division du corps législatif fut repoussée, nous dit-il, par les métaphysiciens, par les économistes, par la foule des niveleurs, qui prenait un sénat électif pour une chambre de noblesse, et par les courtisans de cette foule ; elle le fut aussi par les aristocrates forcenés, qui votèrent pour ce qui leur parut le plus mauvais, afin de ramener la royauté par les excès mêmes de l’anarchie[1]. Dès ce moment, ce fut un crime de lèse-nation que de vouloir le partage du pouvoir législatif. On en peut juger par la célèbre motion de l’innocent Lamourette, qui, le 7 juillet 1792, à un mois du 10 août, enflammait d’un enthousiasme commun les députés de tous les partis en leur proposant « d’abjurer également et d’exécrer la république et les deux chambres. » On sait ce que valent de pareils sermens.

Tandis que la foule imbécile s’enivrait de ces vaines clameurs, un patriote éclairé, Stanislas de Clermont-Tonnerre, déclarait à la

  1. Mémoires et Correspondances, t. III, p. 231.