Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 93.djvu/471

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

« Dans la disposition des esprits, écrivait-il en 1791, dans l’état où les événemens avaient conduit l’opinion publique, il faut peu s’étonner que le plan du premier comité de constitution fût rejeté, quel que fût son mérite dans la théorie. Il ne pouvait s’accomplir qu’entre des pouvoirs qui, n’ayant pas encore mesuré leur force, eussent mieux aimé s’accorder que se combattre ; mais il était absurde de penser que le peuple, qui venait d’anéantir presque sans effort tous ceux qui l’avaient opprimé pendant tant de siècles, voulût, le lendemain même de sa victoire, partager avec eux l’exercice de sa souveraineté. La majorité de la nation et des communes était révoltée de l’idée d’une seconde chambre. Impossible de l’organiser avec une aristocratie pulvérisée, impossible qu’une seconde chambre n’en fût pas le refuge ; il fallait passer par une chambre unique ; l’instinct de l’égalité l’exigeait. Plus tard, l’expérience et l’amour de l’ordre l’établiraient, quand l’égalité n’aurait plus à concevoir les mêmes alarmes ; autrement on s’exposait à voir pour jamais décrier ce système, et la nation à ne trouver de remède à l’anarchie que dans le pouvoir absolu[1]. »

En rejetant le partage du corps législatif, l’assemblée constituante n’écoutait pas seulement sa passion ; elle était poussée par l’opinion, elle était éblouie, étourdie par les théories en vogue, chimères dont on ne soupçonnait ni la vanité, ni le danger. Les révolutions sont des temps d’orage, les têtes y fermentent ; c’est le règne des métaphysiciens qui, sans souci des hommes ni des choses, font de la politique comme on fait de l’algèbre, avec des abstractions et des raisonnemens. En 1789, l’algébriste politique était l’abbé Sieyès, esprit faux et pédantesque qui, après avoir repoussé deux chambres au nom de la logique et des principes, devait dix ans plus tard en établir trois dans la constitution de l’an VIII. Reconnaissons toutefois qu’en demandant une chambre unique il s’appuyait sur une autorité considérable, celle de Turgot.

On connaît la réforme politique à laquelle l’illustre économiste voulait attacher son nom. Des municipalités de commune aboutissant à des municipalités de district et de province, surmontées d’une grande et unique municipalité qui administrait la France sous la main du roi : c’était le projet et le rêve de Turgot. Il s’y était attaché avec passion, et, par haine de l’aristocratie autant que par amour de la simplicité et de l’uniformité, il repoussait tout ce qui ressemblait au système compliqué du gouvernement d’Angleterre. Nous savons même qu’il avait converti Franklin à ses idées, et que, de retour en Amérique, ce dernier fît établir en Pensylvanie une assemblée unique. « Un gouvernement avec deux chambres,

  1. Œuvres de Barnave, t. Ier, p. 110.