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conseil d’état qui préparera les lois ? On fortifiera le veto du président ? Toutes ces précautions ont une apparence de raison, et cependant autant d’inventions, autant d’insuccès ! Après tant d’avortemens, il est évident que brider les caprices ou les fureurs d’une assemblée unique est un rêve aussi chimérique que d’enchaîner les flots de l’océan.

D’où vient cette impuissance ? C’est qu’on a contre soi la nature des choses ; c’est qu’on ne tient pas compte de l’humanité et de ses faiblesses. Pour mettre un peuple à l’abri des passions ou des folies d’un prince, est-ce qu’on s’en remet à la prudence et à la sagesse du souverain ? Ne cherche-t-on pas à établir des garanties, c’est-à-dire des obstacles extérieurs qui contiennent l’homme et le forcent en quelque façon à être sage malgré lui ? Croit-on qu’on donnerait une constitution à la Russie ou à la Turquie parce qu’on obtiendrait du tsar ou du sultan la promesse de ne se décider qu’après trois jours de réflexion, ou après avis offert par un conseil d’état qu’on n’est pas tenu d’écouter ? En quoi le problème est-il changé parce qu’au lieu d’un maître on en a sept cent cinquante ? Le mal même est aggravé, car un prince se sent responsable devant l’opinion et devant l’histoire, tandis qu’une assemblée est une puissance anonyme et sans responsabilité. Pour assurer les libertés publiques, il faut donc limiter le pouvoir législatif ; mais où trouver la borne qu’il ne franchira pas ? Celui qui fait la loi sera toujours le maître du pouvoir exécutif et du pouvoir judiciaire ; il lui suffit d’un vote pour renverser et anéantir tout ce qui le gêne. Il n’y a donc qu’un moyen d’arrêter les usurpations du pouvoir législatif, c’est de l’opposer à lui-même, autrement dit, de le diviser. « Pour pouvoir être borné, écrivait en 1771 le meilleur élève de Montesquieu, le Genevois Delolme, le pouvoir législatif, doit être absolument divisé, car, quelques lois qu’il fasse pour se limiter lui-même, elles ne sont jamais par rapport à lui que de simples résolutions. Les points d’appui aux barrières qu’il voudrait se donner, portant sur lui et dans lui, ne sont pas des points d’appui. En un mot, on trouve à arrêter la puissance législative, lorsqu’elle est une, la même impossibilité que trouvait Archimède à mouvoir la terre[1]. »

Il est bizarre qu’en France on n’ait jamais vu qu’attribuer le pouvoir législatif à une assemblée unique, c’était, sous un autre nom, lui donner le pouvoir absolu. Qu’est-ce que le gouvernement ? C’est l’autorité qui fait la loi et l’autorité qui l’exécute ; mais de ces deux magistratures, l’une est maîtresse et l’autre subalterne : le législateur qui règle à son gré l’administration, la police, la justice, l’ar-

  1. Delolme, Constitution d’Angleterre, liv. II, ch. III.