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sont plus souvenus du chaleureux accueil que nous leur avions fait ; ils ont oublié qu’ils devaient une partie de leur réputation dans le monde savant à la critique française, à nos académies, à quelques-uns de nos journaux, à cette Revue même, où leur nom n’a jamais été prononcé qu’avec des éloges. Semblables à ces légistes du moyen âge qui se mettaient à la solde des empereurs d’Allemagne et des rois de France, ils ont prostitué leur science à M. de Bismarck ; ils ont prêté l’autorité de leurs noms à ces revendications de territoires reposant sur un prétendu droit historique auquel ils ne croyaient pas. Historiens, ils ont faussé l’histoire ; professeurs, ils sont descendus au rôle de courtiers politiques.

Un seul s’est honoré par la fermeté de son langage et la dignité de son attitude : M. Karl Vogt. Il est vrai que M. Karl Vogt n’est plus Allemand qu’à demi. Professeur à l’université de Genève, il a pu, sans risquer d’être emprisonné comme M. Jacobi, dire ce qu’il pensait de l’annexion de l’Alsace. Sa réputation scientifique en souffrira sans doute : les Allemands se vengeront de sa franchise en faisant le silence autour de son nom, et déjà la critique le renie ; mais sa réputation d’honnête homme et d’esprit indépendant y aura gagné.

Cet aplatissement général de l’esprit public en Allemagne, cette complicité des plus libres intelligences, des Mommsen, des Sybel, des Strauss, sera dans l’avenir une cause d’étonnement pour les historiens de cette guerre. J’y ai trouvé, quant à moi, pendant mes quatre mois de captivité et au milieu des plus cruelles tortures, un sujet de consolation et des raisons de ne pas abandonner tout espoir. Un pays où la libre pensée se laisse asservir aussi complètement n’est pas destiné à régner sur le monde. Un pays qui se vante d’être le plus civilisé, le plus humain, le plus savant qui fut jamais, et qui pendant six mois assiste froidement à l’exécution militaire qui s’appelle la campagne de France, n’est pas fait pour dominer par le rayonnement de ses idées et par l’attraction de son génie. En France, après Marengo, même après Austerlitz, Napoléon trouvait encore des contradicteurs ; il était forcé d’exiler M. de Chateaubriand, Mme de Staël, et de bâillonner la presse, dont l’opposition gênait ses desseins. Si M. de Bismarck est reconnaissant, il donnera la croix de fer à M. Mommsen, à l’historien de Rome, devenu le courtisan du nouveau césar, et les feuilles de chêne à M. de Sybel « pour services rendus pendant la guerre : » ce sera leur châtiment.

Albert Duruy.